Une histoire des centres fermés – Epilogue

Photo © Maïlis Snoeck

Epilogue : À quoi servent les centres fermés?

La fonction du centre fermé serait limpide : trier les personnes migrantes, entre les personnes dites "légales" et les personnes dites "illégales" et renvoyer ces dernières dans leur pays d’origine ou les éloigner dans le pays européen responsable de leur demande d’asile.

En 2018, le gouvernement Michel prévoyait la création de 300 places supplémentaires en centre fermé et Théo Francken, alors Secrétaire d’État à l’asile et à la migration, annonçait fièrement, via un tweet, que le budget alloué aux expulsions avait augmenté de 35% entre 2014 à 2017, pour atteindre 85 millions d'euros. Ce montant comprend le fonctionnement des centres, les coûts liés aux expulsions effectives et empêchées, les salaires des employés qui travaillent à l’Office des étrangers, celui des gardiens, des assistants sociaux, du personnel médical dans les centres fermés, mais aussi des escorteurs. En 2020, la détention d’une personne en centre fermé coûtait 202 euros par jour. L'État justifie ces dépenses en assurant qu'elles permettront d'augmenter les retours forcés.

 

20% de retours effectifs

 

Mais si l’on regarde les principaux chiffres sur le retour, la détention et l’éloignement des étrangers entre 2016 et 2018, on constate deux tendances générales opposées. D’une part, une augmentation du nombre d’arrestations administratives d’étrangers (+25%), ainsi que le nombre d’arrestations administratives dans le cadre de la migration de transit (+30%) et du nombre de premières détentions en centre fermé (+ 29%). D’autre part, une diminution générale du nombre de décisions de retour (-27%), de rapatriements (-14%) et de retours volontaires assistés (-33%). Ces chiffres baissent plus drastiquement encore en 2020 ( 2.097 retours forcés contre 3.740 en 2019) et en 2021 (1.984) mais cette baisse est également liée à la pandémie de Covid 19 puisque les restrictions de voyage ont rendu les éloignements difficiles (voire impossible) durant toute une période et que le trafic aérien reste plus limité qu'avant la pandémie (Source: rapport d'activités 2021 de l'Office des étrangers).

Si l'on regarde les chiffres de 2017 et de 2018, ils montrent qu’environ 20% seulement des personnes ayant reçu un ordre de quitter le territoire l’ont effectivement quitté (à l’échelle européenne, le taux de retours effectifs s’élève lui à 36,6 %). Par ailleurs, près d’un quart des rapatriements opérés par l’Office des étrangers sont en fait des transferts “Dublin” vers des pays européens, principalement la Grèce ou l’Italie qui concernent souvent des migrant.e.s en transit provenant de pays tels que le Soudan ou l’Erythrée[1]. Quant aux retours vers les pays d’origine, il s’agit la plupart du temps de pays qui ne sont pas très éloignés, comme l’Albanie, et à partir desquels les candidats à l’asile n’hésitent pas à entamer le voyage à nouveau, après avoir été rapatrié.e.s. Enfin, comme le souligne Mathieu Bietlot, philosophe et politologue belge, dans la plupart des cas, les personnes sont libérées des centres “soit parce que la demande d’accès au territoire a été approuvée ou que la détention était injustifiée, soit parce que l’éloignement n’a pas pu être effectué dans le délai légal”. Ainsi la majorité des personnes incarcérées le seraient de manière inutile ou abusive.

Ces différents constats nous amènent à affirmer que malgré les coûts gigantesques qu’ils engendrent, les centres fermés se révèlent très inefficaces en termes de retour. D'ailleurs, les organisations de défense des droits humains et des personnes migrantes, telles que le CIRE (coordination et initiatives pour réfugiés et étrangers) dénoncent une politique d’éloignement belge, qui est “inefficace et coûteuse”, et “un non-sens au niveau financier ainsi que celui des droits humains”.

Dès lors, nous posons la question : si les centres fermés se révèlent "inefficaces" pour renvoyer les personnes sans droit de séjour vers leurs pays d’origine, à quoi servent-ils ?

 

Renforcer la clandestinité

 

Est-ce que les centres fermés permettent réellement de limiter les flux de migration illégaux et, par ce biais, de lutter contre la clandestinité et la criminalité? Pour nous, cet objectif relève d’un mélange de mauvaise foi et de méconnaissance des situations des pays d'origine des personnes migrantes. En effet, malgré la présence de mécanismes d’expulsion et de répression, des personnes migrantes continueront d’arriver sur le territoire belge de manière illégale parce les raisons qui les poussent à migrer (les oppressions dont elles sont victimes dans leur pays d’origine, la pauvreté extrême causée par un ordre mondial déséquilibré, des guerres destructrices, etc.) ne sont précisément pas résolues sous l’impulsion de ces mécanismes, et que ces personnes ne disposent d’aucune option légale pour arriver en Belgique ou en Europe. Ensuite, les politiques de répression contribuent à mettre les personnes dans des situations extrêmement précaires, favorisant les réseaux illégaux et criminels profitant de ces dernières. Une grande partie des personnes placées en centre fermé sont relâchées (car il n’y a pas eu d’accord de rapatriement avec le pays ou que le délai d’enfermement est dépassé) sans pourtant avoir l’autorisation de rester sur le territoire. Elles sont ainsi condamnées à se débrouiller, n’ayant accès à aucuns droits, forcées à avoir recours à des solutions clandestines. Dans ce sens, les centres fermés produisent eux-mêmes ce contre quoi ils prétendent lutter: la clandestinité.

 

« Les objectifs affichés ne seraient par conséquent pas forcément les principaux, et pourraient même, dans certains cas, n’être que des leurres derrière lesquels se cacherait la véritable fonction des camps, purement idéologique et symbolique »

Mathieu Bietlot, philosophe et politologue en éducation permanente

 

Gouverner par la peur

 

Selon nous, les centres fermés constituent un outil que les responsables politiques utilisent pour présenter la migration comme un problème et une menace pour notre territoire et les gens qui y vivent. Et toute la logique carcérale des centres fermés (voir épisode 2) renforce le caractère dangereux prêté aux personnes migrantes, contribuant ainsi à lier la criminalité et la migration entre eux, comme si ce rapprochement allait de soi. Les centres fermés participent à construire une perception menaçante de la migration et des personnes migrantes auprès de la population nationale. Ce faisant, l’existence des centres fermés est alors, dans le même temps, justifiée puisqu’ils sont censés contrer la menace qu’ils créent. L’État est ainsi légitimé auprès de sa population nationale, car il est celui qui la protège des individus dangereux qui pourraient mettre à mal leur sécurité.

 

“En plaçant tous les indésirables derrière quelques murs, l’État belge s’affiche comme le garant de l’ordre public. Plus il criminalise l’exilé, l’illégal, le sans-papier, plus il en ressort fortifié. Plus il renforce cette politique d’asile restrictive, plus il donne l’illusion d’offrir la protection aux siens. Plus il donne à voix un visage infaillible (donc souverain), plus l’Etat se prétend civilisé”

“Les mots et les murs”, Hugues Dorzée et Jean-François Tefnin

 

 A travers la politique de l’enfermement des personnes migrantes se joue ainsi des enjeux fondamentaux pour l'État-nation et ses gouvernements actuels. D’abord, la stratégie classique des “boucs-émissaires”, renforcée par la rhétorique raciste, permet à l’État de détourner l’attention de la population des réels enjeux de société. Est ainsi brandie la politique stricte envers la migration comme un accomplissement de l’État, comme pour cacher ce qui n’est pas pris en charge. L’ennemi serait extérieur, étranger. Il faudrait s’en protéger, et c’est bien ce que l’Etat accomplit. Au lieu de se tourner vers une critique des problèmes sociaux actuels, la population tend alors à se tourner vers la désignation d’étranger.ère.s coupables de tous les maux. Ensuite, la désignation d’un “autre, étranger” permet ainsi le renouvellement d’une cohésion nationale autour d’un récit imaginé de la nation et de son identité, alors même que le modèle de l’Etat-Nation est en perte de vitesse au sein de la société mondialisée. La désignation des personnes migrantes comme dangereuses et nocives est facilitée par la rhétorique raciste. Cette dernière permet la justification de l’oppression de certain.e.s et la mise en valeur d’autres, rassuré.e.s de faire partie des “mieux”.

 

« Pour moi les centres fermés participent à la répression générale des indésirables, que ce soit les personnes sans-papiers, des demandeurs d’asile, des enfermements psychiatriques, des prisons où beaucoup n’ont pas leur place. On enferme tous ceux qui dérangent »

Evelyne, militante au sein du collectif Getting the voice Out

 

La société néolibérale et l’avènement de la mondialisation ont fait perdre à l’État-nation de sa toute puissance et de sa souveraineté. Ainsi, alors que l’État perd son supposé rôle social auprès de la population, “il se rabat avec d’autant plus de fermeté sur les individus les plus vulnérables et autour de ses fonctions policières de gestion du territoire et des populations ou de maintien de l’ordre public” . Selon le sociologue Loïc Wacquant, l’Etat pénal “est l’indispensable vecteur du néo-libéralisme dans la mesure où l’Etat s’appuie sur la pénalisation comme technique de gestion de la pauvreté urbaine et de la marginalité sociale galopante qu’il génère dès lors qu’il dérégule l’économie et racornit la protection sociale.” Les personnes migrantes sont ainsi traitées comme les problèmes, plutôt que de voir en leur situation le symptôme d’une société malade structurellement.

 

Une main d’œuvre bon marché

 

Nous soutenons également que tout en menant une politique répressive envers les personnes migrantes à des fins de gouvernance par la peur, l’État fabrique une réserve de personnes sans-papiers, et participe ainsi à la fabrication d’une main d’œuvre bon marché et malléable. L’anthropologue Emmanuel Terray utilise le terme de “délocalisation sur place” pour parler de la main d’œuvre de personnes sans-papiers sur le territoire européen. Celle-ci sont principalement actives dans des secteurs tels que la construction, la restauration, la confection, les services à la personne et l’agriculture, qui ne peuvent avoir recours à la délocalisation telle qu’elle a actuellement lieu au sein de la société marchande globalisée.

En Belgique, on estime qu’il y a actuellement 150.000 personnes sans-papiers en Belgique. L’État, en maintenant les personnes sans-papiers dans la clandestinité, permet de créer les conditions de travail précaires qui ont lieu dans les pays dits en développement, où ont habituellement lieu les délocalisations. Privés de droits, les personnes sans-papiers n’ont d’autre choix que d’accepter des salaires bas, des horaires de travail illimités et/ou des conditions de travail précaires voire dangereuses. Ainsi, l’immigration illégale serait en réalité utile à l’économie du pays.

 

“La politique de contrôle migratoire “doit être suffisamment répressive pour assurer la précarité et la vulnérabilité des sans-papiers et à la fois suffisamment indulgente pour que des migrants continuent de venir fournir le marché du travail clandestin.”

Mathieu Bietlot, philosophe et politologue en éducation permanente

 

Discipliner les corps étrangers

 

Comme déjà développé dans la deuxième partie de cette analyse, le passage en centre fermé a des impacts énormes sur les personnes qui y séjournent, l’enfermement réduisant les personnes à de simples corps, qu’il faut surveiller et contrôler. Les êtres humains sont transformés en dossiers administratifs à traiter. Les différentes pratiques de contrôle, surveillance et discipline utilisées lors du séjour en centre fermé modifient ainsi les perceptions que les personnes ont d’elles-mêmes, transformant par la même occasion leur comportement à leur sortie. Nous soutenons alors que l’environnement pénal et carcéral des centres fermés (enfermement, menottes, surveillance, fouilles, arrestation...) participe d’abord à faire de la personne migrante un ou une criminel.le dans le regard du et de la “bon.ne citoyen.ne”, et qu’il a également un impact sur la personne migrante elle-même, qui intègre alors ce statut imposé au sein de la société “d’accueil”. Le passage en centre fermé, mais aussi leur existence, fait peser une menace constante sur les épaules des personnes sans-papiers. Cette peur de l’arrestation, de l’enfermement et de l’expulsion les amène ainsi à moduler leur comportement et leurs pratiques au quotidien. Certain.e.s vont alors éviter autant que possible d’être dans l’espace public, et/ou se faire le plus discret.e et invisible possible au sein de ce dernier. Leur vie quotidienne est ainsi “une tentative permanente d’échapper au contrôle policier”. Les centre fermés imposent ainsi aux personnes migrantes à se discipliner et à se mettre au pas, muselé.e.s par la menace constante. Les personnes sans-papiers font ainsi partie de ces invisibles, indispensables pourtant au fonctionnement néo-libéral. Construire le rêve des un.e.s passe par le cauchemar des autres.

 

[1] Les rapatriements vers ces pays sont très rares (Soudan) ou ne peuvent être effectués (Erythrée) au vu de leur situation politique ou parce qu’il n’y a pas d’accord avec les gouvernements.

A propos de Dublin, lire nos articles sur le règlement Dublin. Ici.

Luttons contre les camps de la honte !

 

Le master plan mis au point par Monsieur Francken vise à atteindre 1.100 places en 2022. Le centre fermé d’Holsbeek a ouvert en 2019. Le gouvernement Vivaldi tout en prétendant vouloir assurer une politique migratoire “humaine et juste”, a maintenu la planification de deux nouveaux centres fermés. Nous sommes ainsi 32 ans après la construction du premier centre fermé Belge. 32 ans d’enfermement. De maltraitance. De menace. D’abus des droits humains. De mort. De peur. 32 ans d’une politique qui ne fait rien que de détruire des corps et des esprits. Qui ne fait rien que diviser.

La Belgique n’est pas seule dans ce projet. Les camps d’enfermement existent partout en Europe. Les centres fermés ont des fonctions. L’expulsion n’en n’est pas sa principale. Les centres fermés, en en enfermant certain.e.s, en rassurent d’autres. Les centres fermés nous font croire qu’il s’agit d’avoir peur. Les centres fermés fabriquent des corps perdants. Les centres fermés coûtent. Ils coûtent à l’Etat, ils coûtent aux citoyen.ne.s, ils coûtent à ceux et celles qui y sont enfermé.e.s, ils coûtent à ceux et celles qui ont peur de s’y retrouver. Les centres fermés rapportent aussi. Aux sociétés de surveillance qui tirent profit de ce système. Aux passeurs dont les profits juteux sont assurés par les conditions précaires dans lesquelles se retrouvent les personnes désirant migrer.

“Les politiques de lutte contre l’immigration (clandestine) engendrent les réseaux migratoires (clandestins) tout comme les politiques sécuritaires génèrent le sentiment d’insécurité voire l’insécurité réelle (...). Le capitalisme mondial intégré produit les surnuméraires qu’il doit ensuite contrôler et contenir, ou les angoisses de la population auxquelles il doit répondre par une politique sécuritaire.”  

Les centres fermés ne sont PAS nécessaires. Ils ne sont PAS efficaces. Ils ne sont PAS juste. Luttons contre les camps de la honte. Luttons pour le respect des individualités humaines, d’où qu’elles viennent et quelles que soient leurs histoires.