Une histoire des centres fermés – Episode 2

Photo © Maïlis Snoeck

Episode 2 : La mécanique à l’œuvre

Plusieurs facteurs entrent en compte pour justifier la mise en centre fermé d’une personne. Il existe une base légale mais la décision dépend également des circonstances. Ainsi, une personne peut être arrêtée alors qu’elle tentait d’entrer sur le territoire belge, par voie terrestre ou aérienne, même si elle a introduit une demande d’asile à la frontière. Les raisons qui motivent une arrestation à la frontière sont diverses. Le fait de ne pas être en possession des documents requis constitue le premier motif d’arrestation, la nationalité des personnes constituant dès lors un élément de discrimination puisque certains ressortissants doivent disposer d’un visa, d’autres non, et que le prix du visa varie d’un pays à l’autre.  Ne pas pouvoir montrer de moyens financiers suffisants, ne pas avoir de logement ou de réservation d’hôtel, etc. sont d’autres motifs d’arrestation aux frontières. Une personne peut également être arrêtée sur le territoire belge lors d’un contrôle de police car elle n’a pas pu montrer les documents requis autorisant sa présence sur le territoire belge (titre de séjour, visa, etc.). Que ce soit à la frontière ou sur le territoire, lorsqu’une personne est arrêtée, la police doit envoyer un rapport à l’Office des Etrangers qui prendra une décision sur le séjour de la personne et décidera éventuellement de son maintien en centre fermé. Les motivations restent là assez floues (lire troisième partie à ce sujet). L’Office des Etrangers peut également ordonner à la police l’arrestation d’une personne dont la demande d’asile a été refusée.

Une personne peut aussi être mise en détention directement après avoir introduit une demande d’asile à l’Office des Etrangers car celui-ci a estimé qu’il y avait, chez la personne, un risque de fuite. L’arrestation se fait alors directement dans les locaux de l’Office des Etrangers. La personne est donc détenue avant même qu’une décision n’ait été prise concernant sa demande d’asile. Notons également que certains candidat.e.s peuvent avoir plus de “chance” d’être écroués s’ils proviennent d'un pays où le gouvernement belge estime qu’il n’y a pas de persécution. Et a fortiori si la Belgique organise de manière régulière des vols charters vers son pays, ce qui est notamment le cas du Congo. Enfin, une personne étrangère peut également atterrir en centre fermé directement après avoir fait de la prison parce qu’à sa sortie elle n’était plus en possession de titre de séjour, celui-ci ne lui ayant pas été accordé précisément en raison de son incarcération. Les autorités lui infligeant dès lors une double peine.

Des lieux de coercition

 

Une fois dans le centre fermé, les personnes détenues découvrent la mécanique à l’œuvre. La privation de liberté, à elle seule, constitue déjà un événement traumatisant. Elle l’est d’autant plus quand la détention est injustifiée – la détention administrative, qui obéit à un arbitraire étatique, n’est en général pas perçue par la personne détenue comme légitime. Par ailleurs, les personnes détenues ne savent pas quand elles sortiront, ni si elles seront effectivement expulsées ou non. Les personnes détenues en centre fermé se retrouvent isolées du monde extérieur. Elles sont confrontées à des procédures complexes, et font face à des avocats surchargés qui renoncent souvent à introduire une requête de mise en liberté estimant que celle-ci aurait peu de chance d’aboutir. Cela a également un impact sur leur santé psychique, certaines personnes détenues affirment que le centre fermé est pire que la prison, parce qu’en prison, au moins, la durée de la peine est connue.

Chaque centre a son propre règlement intérieur : les horaires, les activités disponibles, les règles concernant l’usage des téléphones. Les membres du personnel varient d’un lieu à l’autre mais partout, derrière les murs, la discipline opère, régule le quotidien. Espaces de vie exigus, repas toujours sans variété, extinction des feux à heures fixes, balade sous le préau extérieur limitée à une heure quotidienne, activités disponibles sous inscription, visites soumises aux aléas de la disponibilité de créneau horaires et à une procédure administrative, cachot punitif pour sanctionner, cachot préventif pour empêcher les rébellions la veille d’un éloignement programmé.

Le centre fermé est un lieu qui participe à un mécanisme de systématisation et de facilitation des expulsions. Le personnel, soit les gardien·nes, docteur·es et assistant·es sociales·aux participent à la dynamique axée sur la discipline et l'éloignement à venir. Les assistant·e·s sociales·aux par exemple, sont chargées de convaincre les personnes détenues du bien-fondé de leur expulsion et de faciliter le processus d'expulsion. Dans ce contexte, il est très difficile pour les personnes détenues de trouver de l’aide et de la compréhension auprès des membres du personnel. De nombreux témoignages rapportent des violences physiques et psychiques. Les menaces sont diverses : aller à l’isolement pour une durée indéterminée dans ce qu’on appelle le « cachot », menace de transfert dans un autre centre etc. Le but est bien d’empêcher toute tentative d’organisation collective au sein des centres fermés.

 

“Les centres fermés sont des lieux de coercition. Tout le monde fonctionne pour que ça tourne le mieux possible en vue d’expulser. Tout est mis en œuvre pour expulser les gens, pour casser les gens, en mettant au cachot les personnes qui se rebellent, en les assommant avec des médicaments. Les gens ne savent pas toujours ce qu’on leur donne. Par exemple, il m’est arrivé d’être en contact avec une personne détenue dans un centre qui ne savait pas très bien ce qu'on lui donnait. Je lui ai dit de m’apporter un cachet lors d’une visite. Puis, j’ai cherché le nom du médicament, j’ai vu que c’était un antidépresseur et cette personne ne le savait pas »

France Arets, CRACPE

La violence des expulsions

 

Les expulsions suivent des schémas répétitifs. Lors de la première tentative d’expulsion d’une personne sans titre de séjour, elle peut s’y opposer, pacifiquement, en refusant de monter dans l’avion. La deuxième tentative s’effectue alors accompagnée de policiers jusqu’à l’avion. Si la personne refuse de monter dans l’avion, ou si des passagers décident de ne pas s'asseoir pour empêcher le décollage de l’avion, alors le commandant de bord peut demander aux policiers de quitter l’appareil avec la personne à expulser. Cette personne doit alors être ramenée au centre fermé. Des subterfuges sont souvent utilisés par la police pour faciliter l’expulsion et éviter que les passagers d’une ligne commerciale s’y opposent : il peut s’agir de faire monter la personne dans un avion qui ne fait qu’une escale, la cacher des autres passagers, lui mettre un bloc de mousse dans la bouche pour éviter que la personne n’alerte les autres passagers. Ce dernier exemple, récurrent, est contraire aux normes établies par le Comité de Prévention contre la Torture.

 

“ Lors d’une expulsion pour laquelle je m’étais déplacée à l’aéroport, les agents qui savaient qu’on était là, ont fait croire à la personne que tout se passait normalement puis au dernier moment, ils l’ont mise à l’arrière de l’avion, dans le cagibi des hôtesses avec un bloc en mousse dans la bouche pour l’empêcher de crier ”

France Arets, CRACPE 

 

Lors de la troisième tentative, la personne est dans ce cas-là escortée jusque dans l’avion. C’est l’Office des Etrangers qui transmet à la police des éléments sur la personne à partir desquels la police déterminera le degré d’entrave et le nombre d’escorteurs, le degré d’entrave étant souvent lié au nombre de tentatives d’expulsion qui ont échoué. Et à chaque nouvelle tentative, la violence de l’expulsion augmente encore. L’ultime tentative est le départ de la personne via un « vol sécurisé ». Dans ce cas-là, l’Office des Etrangers constitue des groupes de personnes de même nationalité. Les escorteurs sont alors plus nombreux que les personnes expulsées.

L’assassinat de Sémira Adamu

 

Le 22 septembre 1998, lors de la sixième tentative d’expulsion de Semira Adamu, une jeune femme d’origine nigériane, ce sont neuf gendarmes qui ont été déployés pour l’escorter. Semira avaient introduit, en mars 1998, une demande d’asile motivée par la fuite d’un mariage forcé avec un homme polygame de 65 ans. Dès son arrivée en Belgique, elle avait été enfermée au centre fermé 127bis, en vue de son expulsion. Sa demande de protection ayant par la suite été refusée par la Belgique, les autorités ont ordonné son expulsion. Semira Adamu s’est opposée à son expulsion vers le Nigéria où elle craignait d’être assassinée si elle y retournait. En juillet 1998, après trois tentatives avortées, ce sont six policiers et deux gardes de la sécurité de la Sabena qui ont été déployés pour escorter Semira Adamu dans l’avion. Huit hommes contre une femme, seule. Semira ne s’est pas laissée faire. Les passagers dans l’avion se sont alors révoltés, une bagarre a éclaté, et la tentative d’expulsion a échoué. Pour la faire taire, les gendarmes lui ont plaqué un coussin sur la bouche, asphyxiant la jeune femme qui décèdera quelques heures plus tard à l’hôpital Saint-Luc. Suite au décès de Semira, la technique dite « du coussin » a été interdite. D’autres techniques très coercitives sont par contre toujours utilisées, comme celle du “saucissonnage” ou du bloc en mousse dans la bouche.

 

« Ils ont essayé de m’expulser quatre fois. La première fois, ils ne m’ont pas forcée. Ils m’ont emmenée à l’aéroport. Là, ils m’ont demandé si j’acceptais l’expulsion. J’ai dit non et ils m’ont ramenée au centre. La deuxième fois, ça s’est passé de la même manière, mais ils m’ont prévenue que, la fois suivante, ils seraient plus durs. La troisième fois, ils m’ont préparée pour aller à l’aéroport et puis, en dernière minute, nous ne sommes pas partis. Ils m’ont dit qu’ils avaient oublié de réserver ma place sur le vol. Je suppose qu’ils avaient plutôt peur des manifestations de soutien qui étaient organisées pour moi. La quatrième fois, ça a été terrible. J’ai été réveillée à 6h30 par une employée qui m’a annoncé que je devais retourner dans mon pays et que j’avais 20 minutes pour emballer mes affaires. Je n’ai même pas eu le temps de prendre une douche et j’ai oublié quelques affaires dans la précipitation. Finalement, j’ai été prête, ils m’ont escortée jusqu’à la porte d’entrée et ils m’ont fait monter dans le fourgon pour l’aéroport. À l’arrivée, ils m’ont attaché les bras à deux endroits et aussi les jambes. Puis, ils m’ont enfermée dans une cellule d’isolement, j’y suis restée de 7h à 10h30. Ils sont venus me chercher. On est allés à l’avant de l’avion et on y est restés jusqu’à 11h15, quand ils m’ont fait embarquer. Une fois à l’intérieur, j’ai commencé à crier et à pleurer. Huit hommes se sont rassemblés autour de moi, deux gardes de la sécurité e la Sabena et six policiers. Les deux gardes de la Sabena m’ont forcée : ils poussaient partout sur mon corps et l’un d’eux pressait un oreiller sur mon visage. Il a presque réussi à m’étouffer. En fait, ces deux gardes devaient m’escorter jusqu’à Lomé. Puis, les passagers sont intervenus et ils ont dit qu’ils allaient sortir de l’avion si on ne me libérait pas. (…) Après quelques temps, ils m’ont renvoyée au centre et ils m’ont encore placée en cellule d’isolement. (…) Je ne sais pas quand ils vont encore essayer de m’expulser. Ils ne nous disent plus quand ça va arriver. Ils viennent juste vous réveiller quelques minutes avant de partir. Mais on sent quand une expulsion va avoir lieu. On le sent et on se sent mal, très malheureux. Dans ces moments-là, on sent vraiment qu’on est prisonnier. »

Extrait du texte écrit par Semira Adamu peu avant la tentative d’expulsion qui lui sera fatale. Ce récit a été publié dans l’ouvrage Les barbelés de la honte réalisé par Marco Carbocci, Tom Nisse et Laurence Van Paeschen, en 1998.