Le Règlement Dublin, alibi d’une Europe qui s’externalise

Moria s’est enflammé. Dans la nuit du 8 au 9 septembre, le camp pour exilés sur l’île de Lesbos est parti en fumée. Ou presque. On aimerait écrire que Moria n’est plus mais ce ne serait pas tout à fait vrai. Lorsque le campement a pris feu, près de 13.000 personnes exilées y vivaient – les infrastructures avaient été prévues pour accueillir 3.100 personnes à l’origine - dans des conditions d’insalubrité inouïes. Au début du mois d’octobre, plus de 7.000 personnes ont été relogées sur l’île grecque, dans des tentes, sans chauffage. Les occupants de ce camp construit à la hâte sont exposés à l’insalubrité, à des intempéries et au froid de l’hiver1. Ce lieu, ses occupants n’ont pas choisi de l’occuper. Tout comme ils n’avaient pas choisi d’occuper le camp de Moria. Ils restent néanmoins maintenus là où l’Union européenne a décidé de les maintenir : dans ses frontières les plus externes.

Alors que la fumée flottait encore sur Lesbos, que les personnes exilées erraient dans les rues de l’île, démunies, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, s’empressait d’annoncer l’abolition du règlement Dublin. Pour calmer les esprits échauffés. Car la Commission  sait que sans Dublin, il n’y aurait pas eu de Moria. Elle sait tout le mal que Dublin fait aux demandeurs d’asile mais aussi à l’Europe. Hasard de l’agenda, l’annonce de la présidente fut servie comme une mise en bouche au nouveau projet de réforme du pacte sur l’asile et la migration, dont la sortie était prévue une semaine plus tard. Pendant une semaine, les pourfendeurs de Dublin ont retenu leur souffle. Sans grande conviction pour la plupart. Retenons le nôtre ici quelques instants afin de comprendre comment Dublin a été le rouage essentiel de cette politique d’asile tournée vers le refoulement qui sévit en Europe.

Commençons par dire que le règlement Dublin est né dans un cadre : celui du régime d’asile européen commun (ci-après le RAEC). Le RAEC répond à la nécessité pour les États d’instaurer une politique commune en Europe afin d’éviter les mouvements des personnes migrantes à l’intérieur de l’espace Schengen. Celles-ci étant accusées de se déplacer d’un pays à l’autre pour pratiquer ce que les gouvernants nomment sans ironie le « shopping de l’asile » (le fait d’introduire une demande d’asile dans plusieurs États). Dublin se fonde sur un principe : un seul État membre est responsable pour chaque demande d’asile. Le requérant se voit assigner un pays en fonction d’une hiérarchie de critères, chacun ne s’appliquant que si le précédent ne s’applique pas2. Sous l’impulsion du règlement Dublin, l’Union européenne a créé la base de données Eurodac, un outil centralisant les empreintes digitales des requérants, que ceux-ci sont obligés de donner en cas de demande d’asile ou d’arrestation sur un territoire européen. Ce sont alors les informations contenues dans le système Eurodac, appliquées à la hiérarchie des critères de responsabilité qui permettent aux États-membres de s’envoyer des demandes de (re)prise en charge, qui mèneront (ou non) à des accords (parfois tacites) de transfert. En 2019, selon Eurostat, les Etats-membres de l’Union européenne ont procédé à 142.494 demandes de prise en charge sortantes.

Des systèmes d’asile très différents

Pour mettre en œuvre ce système de répartition des candidats à l’asile, le règlement Dublin repose sur le présupposé que la protection internationale et l’accueil auxquels peuvent prétendre les demandeurs seraient équivalents dans l’ensemble des États-membres. Sauf que… Dans les faits, c’est loin d’être le cas. D’abord, globalement, d’un État-membre à un autre, les taux de reconnaissance varient de 0 à 80% pour une même nationalité (Ciré). Ainsi par exemple, un Ethiopien avait deux fois plus de chance en 2018 d’obtenir la protection internationale en Grande-Bretagne qu’en Belgique. En outre, la liste des pays d’origine sûrs, considérés comme sans risque pour le requérant en cas de retour, n’est pas la même dans chaque État européen. Aussi, chaque État applique ses propres directives en matière de refoulement. Certains acceptent, par exemple, de renvoyer les candidats soudanais ou afghans dans leurs pays d’origine, alors que d’autres non. L’accueil réservé aux candidats à l’asile, c’est-à-dire ce à quoi ils ont droit (logement, accès à l’emploi, à l’éducation, à l’aide sociale, etc.) pendant leur procédure, est également à géométrie variable d’un pays à l’autre. Enfin, les systèmes d’accueil et la politique d’asile menée à l’égard des personnes migrantes diffèrent largement d’un État à l’autre. Ainsi, il est certainement moins facile pour un demandeur d’asile de vivre en Bulgarie, où la détention (y compris celle des enfants) est l’un des éléments-clé de la politique migratoire, ou en Hongrie, pays qui a adopté en juin 2018 une loi qui prévoit des peines de prison pour toute personne apportant une aide aux demandeurs d’asile. Le traitement des personnes exilées est d’ailleurs à ce point problématique en Hongrie et en Bulgarie que certains États-membres, dont la Belgique, y ont suspendu les transferts Dublin. Ou encore : suite aux constats de difficultés d’accès à la procédure et à l’accueil, la Belgique a suspendu pendant plusieurs années les transferts vers la Grèce. Cette pratique n’a repris que récemment suite à un arrêt du Conseil du Contentieux Européen (qui recommande néanmoins de continuer à faire une analyse individuelle avant de transférer un demandeur vers la Grèce)3.

Il faut souligner aussi qu’un pays n’est pas l’autre. La santé de certains secteurs économiques du pays d’accueil, la(les) langue(s) parlées, la présence de certaines communautés ethniques ou non, etc. apparaissent comme autant de facteurs plus ou moins attractifs pour les demandeurs d’asile permettant de faciliter leur intégration.

Par ailleurs, le règlement Dublin crée lui-même de la disharmonie. En effet, le système de répartition des candidats induit un déséquilibre dans la responsabilité qui incombe aux différents États-membres. Les pays du bassin méditerranéen et ceux ayant une frontière externe à l’est de l’Europe sont les plus « lésés » dans le système de répartition, puisque le critère du premier pays d’entrée est le plus appliqué du règlement Dublin. On le sait, l’Italie et la Grèce ont été dépassées par les arrivées de personnes exilées en 2015 suite aux conflits en Syrie. Le Haut Commissariat aux Réfugiés (HCR) a estimé que plus d’un million de réfugiés et de migrants sont arrivés en Europe en 2015 par la voie des mers, soit environ 4,5 fois plus qu’en 2014. On a recensé 851.319 arrivées en Grèce et 153.600 en Italie. Ces dernières années, les demandes de (re)prise en charge adressées à ces pays aux frontières de l’Europe sont en augmentation. En 2019, l’Italie a reçu 35.255 demandes de transfert Dublin, la Grèce (qui compte 10 millions d’habitants) a reçu 12.718 demandes. En comparaison, 23.710 requêtes ont été envoyées à l’Allemagne (qui compte 83 millions d’habitants) la même année.

Vu la situation, on voit mal comment l’Europe peut promettre aux requérants qu’ils bénéficieront des mêmes chances et conditions d’accueil dans tous les États-membres.

La clause de souveraineté à peine appliquée

Le règlement Dublin contient aussi certaines dispositions facultatives que les États-membres choisissent d’appliquer ou non. C’est le cas de la clause de souveraineté en vertu de laquelle chaque pays peut se déclarer compétent pour examiner une demande d’asile, même si cet examen ne lui incombe pas. En 2019, la clause a été invoquée seulement dans 6.900 cas en Europe (12.300 cas en 2018, selon le rapport récent d’EASO). Certains pays (Bulgarie, Pologne, Portugal, Roumanie, Slovénie et la Grande-Bretagne) ne l’ont pas du tout appliquée.

De nombreuses ONG et associations ont élevé la voix ces dernières années pour recommander un recours plus systématique à cette clause discrétionnaire, qui est un moyen de garantir une meilleure protection aux requérants, et particulièrement aux plus vulnérables d’entre eux (personnes malades, femmes enceintes, femmes seules, etc.). Par exemple, en Belgique, cinq associations regroupées autour d’un projet d’accueil des personnes migrantes en transit au sein d’un hub humanitaire ont publié un rapport en 2019 dans lequel elles écrivent : « La Belgique doit impérativement multiplier l’application de cette clause en vue d’offrir à plus de personnes un examen effectif de leur besoin de protection et en vue de court-circuiter le transit incessant des migrants au sein de l’UE »4. En Suisse, le secteur associatif a également tenté d’interpeller les autorités pour une application plus conséquente de la clause de souveraineté, comme en témoigne Aldo Brina, chargé d’information sur l’asile au Centre Social Protestant de Genève : « On a demandé au gouvernement de préciser dans quel cadre s’appliquait cette clause. On lui a proposé une définition, au moins pour que les personnes vulnérables, avec enfants, les personnes malades, victimes de violence sexuelle (parfois en Italie) puissent échapper au règlement Dublin. Mais la conseillère fédérale a toujours refusé. La balance entre les transferts Dublin IN et OUT a rapidement été à l’avantage de la Suisse, qui a alors considéré qu’elle était gagnante dans le régime de Dublin. La Suisse a même adapté sa propre politique à la logique Dublin pour exécuter les transferts de manière plus efficace. En 2019, on a allongé la durée de séjour dans les centres fédéraux (fonctionnant comme des sortes de hotspot qui trient les requérants avant qu’ils soient distribués dans les différents cantons) afin d’empêcher les cantons qui voyaient parfois d’un mauvais œil les décisions prises au niveau fédéral de freiner les renvois Dublin ». Dans la même optique, la compétence des renvois des demandeurs a été transférée au Gouvernement fédéral suisse.

De manière générale, les États-membres dépensent beaucoup de temps, d’argent, et d’énergie pour renvoyer coûte que coûte le plus de requérants vers les autres pays européens, sans prendre en compte leur vulnérabilité. Cet empressement à faire pencher la balance des transferts entrants et sortants dans le « bon sens » semble être en fin de compte le principal leitmotiv des États européens, qui poussent parfois la logique du règlement dans ses limites en envoyant des demandes de prise en charge alors même qu’ils savent que le transfert sera impossible. « Dans de nombreux cas, observe l’European council of Refugee and Exiles (ECRE), le transfert n'a pas lieu parce que le délai est atteint - une situation qui était prévisible sur la base de l'expérience antérieure et de la situation dans les pays recevant les demandes, c'est-à-dire que les autorités du pays demandeur savaient qu'il était très probable que le délai expirerait avant la fin du transfert, rendant ainsi le transfert impossible, mais ils ont décidé de persister dans tous les cas avec le transfert condamné »5. Ajoutons que d’après les recherches effectuées par AIDA (Asylum Information Database), la banque de donnée de l’ECRE, certains États, en dépit des preuves de défaillances du système d’asile hongrois, ont également continué à envoyer des demandes de prise en charge à la Hongrie. Ne se souciant aucunement du sort des candidats à l’asile.

Par ailleurs, le droit à l’unité familiale, constituant pourtant le premier critère d’importance dans la hiérarchie définie par le règlement Dublin, est globalement très peu utilisé et mis à mal par les États-membres, qui interprètent le règlement à leur gré et usent très peu de ce droit6. « L'interprétation étroite de la définition des membres de la famille a déchiré des familles et alimenté les litiges dans de nombreux pays européens », déplore l’ECRE, qui pointe du doigt les pratiques restrictives des États à cet égard. « Les États membres devraient toujours évaluer les liens personnels au cas par cas et tenir compte de la situation individuelle du demandeur afin d'élargir le bénéfice du principe d'unité familiale au-delà des membres de la famille nucléaire».

Un quart des transferts exécutés

Le « système » Dublin, avec ses inégalités en termes d’accueil, de procédure, de taux de protection et sa non prise en compte des profils ou des situations individuelles des candidats à l’asile, s’apparente, pour ces derniers, à une sorte de loterie qui décidera de leur vie future. Cette dynamique pousse les requérants, en recherche d’une véritable protection, à effectuer des allers-retours sur le territoire européen, alors que l’objectif du régime d’asile commun visait justement à stopper ces mouvements secondaires. Certains candidats décident même de se « cacher » dans le pays de leur choix en attendant que la procédure Dublin expire, et ainsi échapper au transfert dans un pays qui ne leur apporterait pas la protection recherchée7 (lire notre article “Dans la loterie de l’asile”).

En 2019, la moyenne du taux de transfert effectif pour 28 États-membres était d’environ 25%. Seuls le Danemark et la Norvège ont procédé à plus de 50% des transferts prévus8. L’association française La Cimade qualifie cette situation d’« ubuesque ». En 2019, constate l’association, plus de 30.000 personnes anciennement « dublinées » ont finalement pu enregistrer leur demande d’asile en France après avoir attendu entre 9 et 21 mois dans les limbes de la procédure. « En cinq ans, analyse Gérad Sadik, responsable des questions asile à La Cimade, la France a procédé à 13.300 transferts sortants et 7.000 transferts entrants. Dans la balance, ça fait un peu plus de 1.000 transferts sortants en plus par an. Donc la France est bénéficiaire du système mais au final ces transferts ne représentent que 1,85% des demandes d’asile en France. C’est-à-dire rien. Dublin est une machine à gaz qui ne sert à rien ». En Belgique, 897 transferts Dublin ont eu lieu en 2018 vers un autre pays européen (transferts sortants), contre 678 transferts Dublin entrants9.

Inefficace quant à ses propres finalités, le système mis en œuvre par Dublin affiche pourtant un coût exorbitant. Plusieurs milliards d’euros, selon un rapport dans lequel l’European Parliamentary Research Service (EPRS) s’est attaché à estimer « le coût de la “non-Europe” en matière de politique d’asile », c’est-à-dire le manque de collaboration entre les pays européens dans ce domaine. Le document met en exergue l’échec des demandes de transfert (de 186 à 236 millions d’euros par an), les transferts qui ne sont finalement jamais exécutés (309 à 509 millions d’euros), la détention des requérants “dublinés” en vue de leur renvoi vers l’État responsable de leur demande (7 à 10 millions par an). Les auteurs du rapport, estiment également le coût des appels en justice, qui oscillerait entre 1,4 et 3,2 milliards d’euros par an. Enfin, les auteurs soulèvent l’inégale distribution des candidats à l’asile et le manque de solidarité entre les États-membres, responsables d’importants délais dans la gestion des procédures.

L’échec des relocalisations, l’attente éternelle dans les hotspots

Le constat semble limpide : Dublin est inefficace, coûteux et ne permet pas d’apporter la protection nécessaire aux candidats à l’asile. Consciente de ces failles, l’Union européenne a tenté de les endiguer.

En 2015, afin de désengorger les pays mis sous pression par le “système Dublin” et faisant face à une crise de l’accueil, des accords contraignants ont été conclus entre les États-membres, avec l’objectif de relocaliser près de 100.000 personnes en provenance des îles grecques et italiennes, dans les États membres de l'UE et plusieurs pays associés. Pour mettre en œuvre ces relocalisations, l’Union européenne a créé des « hotspots » sur ces îles situées aux portes de l’Europe pour identifier, enregistrer et trier les personnes migrantes qui posent leur premier pied sur le territoire européen. Annoncés comme l’outil permettant de réajuster la balance et garantir le droit des personnes à la recherche d’une protection, ces hotspots font en réalité tout l’inverse. D’une part, ils agissent comme un filtre, afin de ne laisser entrer dans l’espace européen que celles et ceux dont la demande d’asile est jugée recevable, dans beaucoup de cas selon une procédure accélérée qui ne prend pas en compte le parcours individuel de la personne migrante. D’autre part, les relocalisations ont donné lieu à de nouvelles dissensions au sein des pays européens, qui ont refusé de jouer le jeu de la solidarité. L’institution publique indépendante belge Myria identifie trois « blocs » de pays en confrontation. Il y a les États qui s’opposent de manière frontale à un système de relocalisation obligatoire, c’est le cas du “groupe de Visegrad” (Hongrie, Pologne, République tchèque et Slovaquie). À l’opposé, les États du Sud (avec l'Italie en tête) s'opposent au principe de la responsabilité du premier pays d'entrée et souhaitent voir une solidarité beaucoup plus grande. Quant aux pays de destination traditionnels, ils reconnaissent la nécessité d’un mécanisme de solidarité mais la plupart d’entre eux, exceptées peut-être l’Allemagne et la Suède, ont cependant mis peu d’ardeur pour atteindre les objectifs promis. Ce qui leur vaut d’être parfois qualifiés de « pays hypocrites ». Résultats : en date du 31 mai 2018, seul un peu plus d’un tiers des quotas prévus avaient été relocalisés, affirmait la Commission européenne. Par ailleurs, ces quotas auraient été revus à la baisse lors d’accords officieux. Et dans le même temps, certains États-membres ont continué d’adresser des demandes de (re)prise en charge aux pays déjà soumis à une forte pression. La commission a tenté de mettre la pression sur les pays réticents à relocaliser, formulant des menaces appuyées par des lettres de mise en demeure (Myria). En vain. En fin de compte, ce sont des milliers de personnes migrantes qui ont été contraintes d’attendre durant des mois, voire des années une éventuelle issue à leur procédure, dans des camps souvent insalubres comme celui de Moria.

En 2016, la Commission européenne a initié un premier projet de réforme du régime d’asile européen commun mais celui-ci a buté sur … la renégociation du règlement Dublin. Les États-membres ne parvenant pas à s’accorder sur un système de répartition équilibré pour la prise en charge des requérants.

L’Union européenne l’a bien compris : quand il s’agit de s’entendre sur des politiques qui impliquent les différents territoires et gouvernements nationaux, elle marche sur des œufs. Par contre, les violons semblent s’accorder plus facilement lorsqu’il s’agit de mettre en œuvre des pratiques en dehors des frontières européennes. Avec la création des hotspots, l’UE avait effectué un premier pas vers une externalisation de sa politique migratoire, en restant malgré tout à l’intérieur de son territoire. En mars 2016, l’Europe a marqué un saut de plus dans cette direction en concluant un accord de coopération avec la Turquie. Celui-ci engage la Turquie à réadmettre sur son territoire les personnes migrantes qui y ont transité avant d’entrer en Europe et dont la demande d’asile est jugée irrecevable lors d’une procédure accélérée dans les hotspots grecs. La Turquie a aussi promis de prendre toutes les mesures nécessaires pour éviter que de nouvelles routes de migration irrégulière, maritimes ou terrestres, ne s'ouvrent au départ de son territoire en direction de l'UE. En échange, l’Union européenne s’est d’une part engagée à réinstaller sur son sol des réfugiés syriens, dans une proportion de « un pour un », (un Syrien de Turquie en UE pour un Syrien renvoyé vers la Turquie depuis les hotspots grecs); d’autre part a promis de relancer le processus d'adhésion de la Turquie à L’UE et d’accélérer les négociations pour un assouplissement du régime des visas pour les ressortissants turcs. Pour financer cet accord, l’Union européenne a déjà déboursé six milliards d’euros. Les ONG actives dans la défense des droits des exilés, comme le CNCD–11.11.11 ou Amnesty International, sont immédiatement montées au créneau pour dénoncer un pacte qui institue la Turquie comme un pays sûr pour les demandeurs d’asile (en ce compris les candidats syriens). Un présupposé lourdement questionnable d’un point de vue moral au regard des dérives autoritaires du gouvernement turc. En outre, avec ce pacte, l’Union européenne s’est mise dans une position de vulnérabilité face au président Erdoğan, désormais en mesure de faire du chantage avec l’Europe sur la scène géopolitique en la menaçant d’ouvrir les frontières turques et laisser ainsi les personnes migrantes entrer sur le territoire européen 10. Par ailleurs, les lourdeurs administratives créées par les nouvelles procédures de sélection liées au pacte avec la Turquie ont eu pour effet d’empirer la saturation dans les hotspots grecs11. Et près de quatre ans plus tard, non seulement on voit que cet accord n’a pas apporté les résultats escomptés, mais en outre, on a pu observer certaines dérives telles que le refoulement de bateaux de personnes migrantes vers la Turquie par des gardes-frontières grecs, parfois appuyés par l’agence Frontex.

Frontex, pushback et coopérations dangereuses

Au cours des dernières années, l’Europe a évolué de plus en plus vers un renforcement de cette dimension extérieure de sa politique de migration et d’asile. Dans un rapport, très documenté, publié en juillet 2019, Myria identifie les éléments de cette tendance à l’externalisation. L’institution belge revient sur la pratique des « pushback », qui consiste à repousser une personne de l'autre côté de la frontière sans examiner ses besoins de protection, dont ont fait état le HCR, la FRA (European Union Agency for Fundamental Rights), l'ECRE et d'autres organisations en 2018 en Pologne, en Bulgarie, en Italie, en Slovénie, en Autriche, en Albanie et au Monténégro. Ces “pushbacks” sont largement documentés par de nombreuses associations de terrain, et relayées par le réseau Border Violence Monitoring Network. Certaines pratiques en Grèce, en France, en Allemagne et en Suisse soulèvent également des questions quant à leur légalité12.

Dans son rapport, Myria pointe notamment la coopération de l'Europe avec la Libye et d’autres pays d’Afrique tels que le Niger ou le Mali, dans la gestion des migrations vers l’Union européenne (avec un financement substantiel par le biais du Fonds fiduciaire UE-Afrique pour les urgences humanitaires, l’intégration de la gestion des migrations dans les missions de la Politique européenne commune de sécurité et de défense, etc.)13 ainsi que le rôle accru de l’agence Frontex, dont la mission est de sécuriser les frontières extérieures de l’Europe et dont le budget ne cesse d’augmenter année après année (460 millions d’euros en 2020, soit une hausse de près de 40% par rapport à 201, selon les documents officiels), ou encore la recherche toujours plus active à engager d'autres pays situés sur l'itinéraire des migrants dans ses efforts pour freiner la migration irrégulière vers l'Europe.  « La politique actuelle d’externalisation pose question sur sa légitimité démocratique, sur le partage de responsabilités avec les pays d’origine et de transit, et surtout sur l’accès (ou le manque d’accès) à la protection effective dans certains pays tiers. Il convient de faire preuve d’une vigilance accrue quant à l'impact de cette stratégie et de cette coopération sur le statut juridique des personnes concernées. Quel prix est-on prêt à payer pour réduire les arrivées irrégulières?, interroge Myria. La diminution du nombre d'arrivées irrégulières ne reflète pas une diminution du nombre de personnes immigrées ou contraintes de fuir. Elles échouent « juste » plus tôt en cours de route ». Et l’institution indépendante d’attirer l’attention sur la volonté de certains partis européens d’aller encore plus loin dans l’externalisation, avec un modèle dit « à l’australienne ». Celui-ci empêchant les personnes exilées d’accéder à la protection internationale, car elles seraient directement refoulées ou emmenées sur des lieux extérieurs au territoire européen avec lesquels un accord a été conclu. « Dans un tel modèle, la protection internationale n'est octroyée que si les réfugiés sont sélectionnés en dehors de l'UE et acheminés en Europe légalement, en lieu et place des voies irrégulières et dangereuses », explicite Myria. Prévoir un acheminement par voies légales est sûrement plus souhaitable que par des voies irrégulières et dangereuses mais la question de la sélection avant d’arriver aux frontières de l’Europe pose question et laisse présager que bon nombre de personnes n’auront tout simplement pas accès à la protection nécessaire.

Le nouveau pacte sur l’asile et la migration

Le 23 septembre 2020, la Commission européenne présentait donc son nouveau pacte sur l’asile et la migration. Force est de constater qu’il poursuit la ligne politique tournée vers l’externalisation. Parmi les propositions : un “nouveau filtrage préalable à l’entrée” pour trier les demandeurs d’asile, afin de diriger certains vers une procédure expresse suivie, le cas échéant, par une procédure de retour rapide. Celle-ci concernera notamment les candidats issus d’un pays d’origine dont le taux de reconnaissance moyen dans l’UE est inférieur à 20%. On peut alors se demander : Quid de la prise en compte de la situation personnelle des personnes migrantes ? Quid également du taux pris en compte quand on sait qu’il peut varier considérablement d’un pays européen à l’autre (comme évoqué plus haut avec l’exemple des Érythréens) ? « Le droit d’asile est un droit fondamental reconnu à toute personne, indistinctement de la nationalité ou du taux de protection. Cela semble donc contraire à la Convention de Genève de 1951, à la Charte des droits fondamentaux de l’UE et à la CEDH », dénonce le Ciré, association belge qui travaille pour le droit des personnes exilées.

Suite à ce filtrage, la Commission suggère d’instaurer un mécanisme de solidarité « obligatoire », qui forcerait tout État-membre à participer d’une manière ou d’une autre à la prise en charge des candidats à l’asile. Plusieurs options se dessinent pour les pays européens : la relocalisation sur son territoire, le « parrainage » d’un autre État mis sous pression en prenant en charge l’organisation du retour de candidats ou bien un « soutien opérationnel afin de renforcer les capacités en matière de procédures d’asile, d’accueil de nouveaux arrivants ou d’opérations de retour, ou pour faire face à des tendances migratoires spécifiques affectant les États-membres grâce à une coopération avec des pays hors UE ». Exit donc la répartition solidaire de l’accueil des demandeurs d’asile sur les différents territoires. Les États qui le souhaitent pourront se contenter de financer le retour des candidats dans leur pays d’origine. «  Avec ce mécanisme, commente Aldo Brina, chargé d'information sur l'asile au Centre Social Protestant de Genève, les pays du Visegrad ne devront pas accueillir sur leur territoire mais pourront uniquement participer au renvoi des migrants et les pays qui ont besoin d’une main d’œuvre et/ou ressentent le devoir d’accueillir les migrants, pourront accueillir. La thématique migratoire a montré une des failles les plus profondes de l’Union européenne. L’Europe joue sa dernière carte et cherche à inventer un système dans lequel chacun peut se reconnaître dans la politique qui est la sienne ». La proposition de la Commission permet ainsi à chaque État de garder une marge de manœuvre sur sa politique migratoire. « Si vous rendez le droit d’asile communautaire, que reste-t-il aux États ?», résume de manière cynique Gérard Sadik, de la Cimade. Épargner les souverainetés, tout en se conformant aux traités européens qui impliquent un partage équitable des responsabilités entre États-membres, voilà ce qu’entend réaliser ce mécanisme de « solidarité à la carte » alors même que celui-ci vide le mot « solidarité » de son sens.

Le nouveau pacte proposé par la Commission prévoit également de détenir les candidats à l’asile pendant leur « screening », l’élargissement des moyens budgétaires et prérogative de l’agence Frontex, le renforcement des coopérations avec les États tiers, l’adoption au niveau européen des listes communes de « pays d’origine sûrs » et de « pays tiers sûrs », permettant de refuser plus rapidement des demandes de protection.

Dublin loin d’être mort et enterré

Et les funérailles annoncées de Dublin dans tout ça ? On en est loin. La Commission, en prétendant abolir le règlement ne fera que renforcer le pire de ce qu’il a engendré ces dernières années : la création de nouveaux camps saturés de candidats à l’asile aux frontières extérieures européennes, la mise à mal de la Convention de Genève avec le refoulement systématique de certaines catégories de personnes migrantes aux portes de l’Europe, l’inégale répartition des requérants entre les pays européens sans un examen individuel du candidat à l’asile, le non-respect des besoins fondamentaux de personnes venues demander la protection internationale, des accords de coopération avec des pays tiers géré par des gouvernements dictatoriaux, la multiplication des réseaux de passeurs dont le business devient de plus en plus lucratif à mesure que l’Europe ferme ses frontières, et donc aussi plus de drames sur les routes de l’exil, et en mer. Il faudra s’attendre également à voir se multiplier les images de bateaux de sauvetage chargés de personnes qui errent des jours entiers avant qu’un État européen ne fasse preuve de « solidarité », ou pas, en lui accordant, ou non, le droit d’accoster sur son territoire.

Peu avant l’annonce du nouveau pacte de la Commission, Aldo Brina, publiait une tribune pleine de lucidité dans le journal suisse Le Courrier, dans laquelle il écrivait : « En 2009 (…) les hauts fonctionnaires avouaient déjà en off que cet accord (le règlement Dublin) créerait plus de problèmes qu’il n’en résoudrait. Dublin n’a jamais été un mécanisme d’attribution de compétence en matière d’asile, il n’a été qu’un dispositif de découragement des personnes en demande d’asile, comme la toile gluante d’une araignée dans laquelle tant de destins se sont empêtrés ».

Dublin a créé les conditions de son propre échec, qui servent aujourd’hui à justifier le développement des pratiques d’externalisation de l’Europe. Aujourd’hui, la Commission a besoin d’un alibi pour sauver la face d’une Europe désolidarisée. Avec des petits arrangements cosmétiques, elle jette ainsi de la poudre aux yeux pour commettre le crime parfait. Dublin était déjà le motif et le moyen de cette politique d’externalisation dans laquelle l’Europe fait des pas de géant. Dublin en devient son meilleur alibi.

Texte : Julie Schyns

Relecture : Gilles Giraudet, Matthieu Larquetoux, J.

Notes

  1. Pour revenir sur la chronologie des événements, voir cet article de Médecins Sans Frontières. Par ailleurs, l’Union Européenne et Athènes ont signé début décembre un accord permettant la mise en place d’un nouveau camp pour personnes migrantes sur l’île de Lesbos. La structure doit voir le jour d’ici septembre 2021. La Commission européenne prévoit de consacrer environ 130 millions d'euros pour les sites de Lesbos et Chios, dont la très grosse majorité sera pour Lesbos. En outre, 121 millions d'euros ont été alloués en octobre à la construction de trois camps plus petits sur les îles de Samos, Kos, et Leros (source : Belga).
  2. Voici la hiérarchie des critères de responsabilité, par ordre d’importance : L’État où réside un membre de la famille qui a reçu la protection ou qui est en procédure d’asile, l’État qui a délivré un titre de séjour ou un Visa, premier pays d’entrée dans l’Espace Dublin, l’État dans lequel la personne a séjourné au moins 5 mois (si l’on ne peut déterminer le pays d’entrée), le premier État où la demande d’asile a été introduite.
  3. Arrêt du CCE (8/06/2018 n°205104, chambre réunie). Les renvois vers la Grèce ont repris mais pas systématiquement. Un examen individuel doit être fait. En pratique, peu de renvois ont eu lieu vers la Grèce.
  4. Caritas International, le CIRÉ, la Plateforme citoyenne de soutien aux réfugiés, NANSEN et Vluchtelingenwerk Vlaanderen, Migrants en transit en Belgique. Recommandations pour une approche plus humaine, février 2019.
  5. European Parliamentary Research Service, Dublin, Regulation on international protection applications, p.62.
  6. Dans un rapport publié en août 2020, l’ECRE fait apparaître qu’en pratique pour 13 États-membres, la part de demandes de prise en charge sur base de l’unité familiale était de moins de 1% en 2019.
  7. Si après accord, un transfert n’est pas exécuté, la procédure Dublin est annulée. Le pays qui avait demandé le transfert du requérant devient responsable. Si le requérant ne dispose pas d’une adresse, le requérant est déclaré « en fuite ». Le délai peut alors être prolongé jusqu’à 18 mois.
  8. Le règlement Dublin compte 32 États-membres signataires. Les statistiques concernant l’année 2019 ne sont pas disponibles pour tous les pays. Source : AIDA, The implementation of the Dublin III Regulation in 2019 and during COVID-19, p.9.
  9. Source : Myria, p.9. Pour information, en 2018, 4.600 requêtes Dublin émises par la Belgique ont été acceptées et 2.300 requêtes ont été refusées. Environ 2.300 requêtes Dublin reçues par la Belgique ont été acceptées et 1.400 requêtes ont été refusées.
  10. Ce qu’il a d’ailleurs fait en février 2020. Les autorités turques auraient même aidé les migrants à atteindre la Grèce, selon Libération.
  11. Pour l'ensemble des hotspots au cours du mois de février 2019, il y a eu un taux d’occupation de 12.189 personnes pour une capacité de 6.438 places. (Source : MyriaDoc9). Voir également l’article du GISTI sur l’accord UE-Turquie.
  12. Selon Myria, la pratique des « pushbacks » ne sont pas explicitement promues ou condamnées politiquement, et sont même parfois banalisées. On fait même des appels à contourner le principe de non refoulement. Cependant, les pushbacks sont contraires au droit international et européen et constituent un exemple flagrant d'incapacité à assumer ses responsabilités en matière de protection.
  13. ]Dans le cadre du Fonds fiduciaire d'urgence de l'UE pour l'Afrique, l'UE a mobilisé jusqu'à la fin 2018, 338 millions d'euros pour des projets liés aux migrations en Libye (sur la base de la déclaration de Malte), dont quelque 134,7 millions pour améliorer les conditions des migrants aux points de débarquement et aux centres de détention, faciliter le retour volontaire dans le pays d'origine et le mécanisme d'évacuation, et quelques 91,3 millions pour renforcer la capacité de la garde-frontière libyenne et des autorités libyennes à gérer les frontières (aussi celles du Sud et de l’Ouest), notamment par la formation, l'infrastructure, en ce compris la réparation des navires libyens.