Asante1 a 25 ans à peine. Un grand corps effilé, les cheveux en pagaille, la dégaine dégourdie, le jeans troué au niveau des genoux. Quand nous le retrouvons, il vient de sortir de son cours de français langue étrangère, qu’il suit dans une bibliothèque en région liégeoise. On s’extrait du bâtiment et s’assoit sur un banc. Asante se roule une cigarette, et ne se fait pas prier pour partager son histoire dans la langue de Molière avec laquelle il est plutôt à l’aise. Il parle d’un ton calme, qui contraste avec la dureté de son récit. Asante a fui l’Érythrée en 2014. Il a laissé derrière lui un pays ravagé par un autoritarisme sans fond, qui impose le service militaire à vie, le travail forcé, interdit la liberté de culte. Il a dû s’y reprendre à deux reprises pour traverser la frontière que son pays partage avec l’Éthiopie. La première fois, des soldats lui ont tiré dessus. “Six coups de feu”, précise-t-il. Cela ne l’a pas empêché de réitérer. La deuxième tentative fut la bonne. Il a ensuite suivi l’itinéraire tracé par des dizaines de milliers d’autres avant lui : le Soudan, le désert libyen, la Méditerranée à bord d’un bateau de fortune. Celui-ci a mis pied en Sicile. Asante est alors transféré depuis l’île italienne vers Milan. Atteindre l’Europe continentale lui aura pris plus de six mois, et quelques milliers de dollars. Il s’estime néanmoins chanceux. Certains mettent plusieurs années avant d’atteindre les côtes européennes. D’autres n’y parviennent jamais, ils se font engloutir par la mer, succombent dans les ignobles geôles libyennes, rendent leur dernier souffle au bord du chemin, à bout.
Pas la terre promise
Lorsque Asante débarque en Italie, en 2015, il n’y a que trop peu de centres d’accueil, pas assez de personnel pour coordonner les arrivées, enregistrer les demandes d’asile, ni assurer le suivi des procédures. L’Italie n’est pas capable de prendre en charge les candidats à l’asile comme le prescrit la Convention de Genève. Ce que Asante découvre là-bas ne ressemble pas vraiment à la terre promise. Il choisit alors de poursuivre son exil vers le nord. Il se fait arrêter en Suisse par la police qui l’incite à introduire une demande d’asile. Asante s’imagine alors vivre dans ce pays, s’y installer peut-être pour de bon. La procédure suit son cours. Deux années et demie s’écoulent. Assez de temps pour que Asante apprenne l’allemand, crée des liens, fasse des plans de vie. Puis, la décision tombe : Négatif. La Suisse ne lui accordera pas le statut de réfugié. Une décision difficile à comprendre vu la persécution quotidienne qu’il subit dans son pays d’origine. Soit. Asante quitte la Suisse, comme il en a reçu l’ordre. Un peu chamboulé. Où aller ? Il ne s’imagine pas un seul instant retourner vivre dans l’enfer dictatorial de l’Erythrée. Il va alors se perdre quelque temps près des plages de Calais, afin de tenter sa chance vers les côtes anglaises. L’herbe est plus verte de l’autre côté de la mer, a-t-il entendu dire. Chassé par la police française, il n’aura pas l’occasion de donner tort ou raison à cette croyance.
Écroué au centre fermé 127Bis
Asante fuit la France et se réfugie en Belgique. Nous sommes en 2018. Il introduit une demande d’asile auprès de l’Office des étrangers à Bruxelles. Lors de sa première interview, Asante est “dubliné”, comme on dit dans le jargon. Le terme réfère au règlement Dublin III, un texte qui fonde le mécanisme de répartition des candidats à l’asile sur le territoire européen. La logique : pour chaque candidat à l’asile, il n’y a qu’un seul État-membre responsable du traitement de sa demande. Le requérant se voit ainsi assigner un pays en fonction d’une hiérarchie de critères, chacun ne s’appliquant que si le précédent ne peut être appliqué2. En 2019, la Belgique a “dubliné” 11.882 candidats à l’asile, dont le dossier a fait l’objet d’une demande de (re)prise en charge à un autre pays européen3.
Dans le cas d’Asante, la règle veut que son dossier incombe à la Suisse, car il y a déjà introduit une demande d’asile. Ainsi, s’il souhaite retenter sa chance, il doit déposer une seconde demande en Suisse et nulle part ailleurs. À l’Office des étrangers, il n’a même pas encore quitté la pièce où l’on procède à son interview que des policiers lui passent les menottes. Il est conduit et écroué au centre fermé 127bis, situé à deux pas du tarmac de l’aéroport de Zaventem. L’enfermement des candidats « dublinés » dans un centre fermé est une pratique fréquente en Belgique. Asante séjourne deux semaines au 127 bis, avant d’être expulsé par avion vers la Suisse. Il ne marque aucune opposition à son transfert. “Je suis l’un des tout premiers demandeurs d’asile que la Belgique a renvoyé vers la Suisse”, souffle-t-il. En Suisse, il passe quelques jours en prison, avant d’être libéré avec un ordre de quitter le territoire. Asante sait qu’il ne se verra jamais accorder le moindre titre de séjour en Suisse car depuis 2015, le législateur fédéral a adopté des lois plus dures afin de freiner les nouvelles arrivées des demandeurs de protection. À quoi bon retenter sa chance là-bas ? Recommence alors la valse de l’exil pour Asante. Il prend le train de manière clandestine jusqu'à Paris, puis déniche un lift via la plateforme de covoiturage “Blablacar” pour remonter jusqu’en Belgique. Ce pays, contrairement à la Suisse, Asante n’y a pas encore renoncé.
« Driveuse », hébergeuse, accompagnatrice
Dans son malheur, le jeune homme fait la rencontre de Monique4, une femme pleine d’énergie, qui habite avec son compagnon et ses enfants dans une maison du Sud de la Belgique. La famille héberge Asante depuis son arrivée en Belgique.
L’intérieur du foyer est lumineux, l’énergie qui s’en dégage est bienveillante. Monique nous reçoit sur sa terrasse, surplombant un petit jardin, où quelques pièces de linge épinglées sur une corde tendue sèchent sous un généreux soleil de fin d’été.
Dans le milieu associatif militant, on connaît Monique pour son implication auprès des personnes en exil aux prises avec le règlement Dublin. Sa “spécialité”, comme elle en parle elle-même. Monique a mis le nez dedans en 2018, lorsqu’elle s’engage auprès de la Plateforme citoyenne de soutien aux réfugiés très active dans la capitale. Elle commence par « driver » des personnes migrantes qui campaient dans le Parc Maximilien à Bruxelles vers le domicile d’hébergeurs solidaires. Puis elle se met à “héberger” aussi dans sa propre maison.
Rapidement, Monique mesure la vulnérabilité des personnes migrantes face à la machine que représente l’Office des étrangers, ainsi que le régime d’asile européen. Elle se met alors à dépiauter les règles, et principalement celles de la pièce maîtresse que constitue le règlement Dublin. Elle nourrit ses connaissances grâce aux récits des exilés qu’elle rencontre, de leurs parcours procéduraux, des décisions qui tombent, des suites données au recours, etc. Avec son expérience, Monique prodigue des petites formations pour les personnes migrantes qui envisagent de déposer une demande d’asile en Belgique tout en ayant à l’esprit qu’elles vont faire l’objet d’une procédure Dublin. Elle assiste aux entretiens de préparation qu’organise la Plateforme citoyenne pour accompagner les candidats “dublinés” dans leurs démarches auprès de l’Office des étrangers. Et surtout, elle accompagne individuellement de nombreux exilés. C’est-à-dire qu’elle répond à leurs questions sur un plan juridique, puis surtout elle fait le lien entre les demandeurs et les avocats. “Les jeunes sont largués. Entre les bruits qui courent, les informations et les contre-informations qu’ils reçoivent quand ils croisent un copain, ils paniquent, témoigne-t-elle. Les avocats, eux, n’ont pas le temps de répondre à toutes leurs questions, à juste titre. Alors je fais un tri dans les questions. Quand je ne sais pas y répondre, je contacte l’avocat avec des demandes groupées. C’est hyper rassurant pour les jeunes, et ça fait gagner du temps à l’avocat”.
Monique a déjà accompagné une trentaine de jeunes en procédure Dublin en Belgique. La plupart du temps, ceux-ci voulaient se rendre en Angleterre, mais se sont résignés à introduire une demande d’asile en Belgique car ils étaient fatigués de fuir. “Beaucoup d’entre eux vivent sous un pont à Bruxelles, passent la nuit sur les parkings en Flandre à essayer d’entrer dans les camions pour rejoindre l’Angleterre. Parfois, cela signifie marcher des kilomètres pour aller sur les parkings, rester sans manger ni boire pendant deux jours. Sans oublier les violences policières. Ils se font foutre en dehors des gares, ou du train, déplore Monique. Puis parfois, certains comprennent simplement que l’eldorado ne tiendra pas forcément ses promesses”.
Se cacher en attendant que la procédure Dublin tombe
Lorsqu’un requérant dépose une demande d’asile auprès de l’Office des étrangers en sachant qu’il va se faire “dubliner”, il sait aussi que ce n’est là que le début du parcours. Pour échapper pour de bon à un transfert vers l’État responsable de la demande de l’asile, il faut que la procédure Dublin “tombe”, c’est-à-dire que le délai pour exécuter le transfert (six mois à partir de l’accord de transfert avec l’autre État-membre) périme. Passé ce délai, la Belgique devient alors responsable. Pendant ce temps, il faut se faire discret. Se cacher, pour le dire platement. Mais ne pas omettre de garder une adresse de résidence, sans laquelle le requérant est déclaré « en fuite ». Dans ce dernier cas, le règlement Dublin prévoit la possibilité de prolonger le délai de transfert à 18 mois. “Certains bénévoles sont d’accord d’accueillir les jeunes chez eux mais pas de donner leur adresse à l’Office des étrangers, d’autres ne peuvent pas héberger mais acceptent de donner leur adresse. Alors je fais le lien entre les deux”, sourit Monique qui sait en permanence où vit effectivement le jeune et quelle est son adresse de référence. “Tout de même, reprend-elle gravement, cacher des gens en Belgique en 2020, ça fait froid dans le dos. Quand Asante attendait que son Dublin tombe, il n’ouvrait jamais la porte d’entrée. J’ai eu des contrôles et je sais que des policiers ont enquêté auprès de mes voisins. Ils leur ont demandé combien de personnes entraient et sortaient de chez moi”.
Monique a appris à s’armer de prudence et de patience. Car avec les procédures d’asile, une chose est sûre : rien n’est certain. “À certains moments, la Belgique renvoie beaucoup de migrants vers l’Italie. Puis pendant tout un temps les renvois s’arrêtent. Ça fonctionne vraiment par phases”, observe-t-elle. Puis nous conte encore l’histoire de trois jeunes Erythréens qui ont déposé une demande d’asile le même jour à Bruxelles. “Deux d’entre eux avaient un “Dublin Suisse”, l’autre un “Dublin” pour l’Italie. Pour le premier, son “Dublin” a été cassé directement après quatre semaines. On est tombés des nues. Par après on a appris qu’il y aurait eu une erreur de procédure dans son dossier. En ce qui concerne le deuxième jeune, il est resté 8 mois dans un centre fermé sans qu’il ne puisse être transféré vers la Suisse à cause du coronavirus. On l’a laissé tranquille, le délai Dublin est passé, la Belgique est devenue responsable de son dossier. Le troisième était aussi en centre fermé, mais, lui, on l’a forcé à signer un papier qui l’engageait à retourner volontairement vers l’Italie. On lui a dit que s’il refusait, le délai de son Dublin passerait à 18 mois. On ne sait jamais à quoi s’attendre, de quoi ça dépend, ni qui est à la commande”, regrette la bénévole.
“Cette attente, ça nous casse la tête”
Dublin s’apparente ainsi à un jeu de hasard. Et il est en train de lessiver Asante. Accompagné par Monique, il a introduit une nouvelle demande d’asile. C’était il y a plus de deux ans. Depuis lors, son Dublin est “tombé” et il attend de recevoir une invitation pour une interview au Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides (CGRA). Ce sera enfin le moment de livrer son récit à un agent qui décidera de lui accorder ou non la protection internationale.
Asante avait un peu plus de 18 ans lorsqu’il a quitté l’Erythrée. Son pays lui semble bien loin aujourd’hui. “Je suis resté en Suisse deux ans et demi, et finalement ils m’ont donné un avis négatif. J’ai perdu beaucoup de temps”, lâche-t-il. Le ton de sa voix a changé, devenant quelque peu nerveux. “Cette attente, ça nous casse la tête. En Belgique, j’ai des amis qui ont eu leur “Dublin” cassé tout de suite, et obtenu des papiers après six mois. Moi j’attends mon interview depuis un an et sept mois. Dublin, ça casse la tête des gens”, répète-il, écœuré. Monique a aussi bien du mal à contenir sa rage face à des règles dont elle ne parvient pas à trouver le sens. “Les jeunes n’ont, en fin de compte, rien à dire dans leur procédure. Leurs choix de vie sont faits par d’autres personnes. C’est un manque de respect fondamental”, fulmine-t-elle.
Et ce jeu de hasard est entretenu par les disharmonies béantes qui existent entre les systèmes d’asile des États européens. En effet, les conditions d’accueil (particulièrement dénoncées dans les pays du bassin méditerranéen où sont bloquées les personnes migrantes) et ce à quoi ont droit les requérants en matière de logement, d’éducation, d’accès à l’emploi, etc., diffèrent fortement d’un pays à l’autre. Les taux de reconnaissance varient de 0 à 80% pour une même nationalité au sein des États-membres. Ainsi par exemple, en 2018, les Soudanais avaient près de deux fois moins de chance d’obtenir la protection internationale en Belgique (39%) qu’en Grande-Bretagne (76%)5.
Les candidats à l’asile sont également tributaires de l’orientation donnée aux politiques migratoires dans chaque pays. Les États de l’Est, tels que la Hongrie et la Bulgarie, particulièrement répressifs à l’égard des personnes migrantes, sont souvent pointés du doigt. Mais la Belgique n’est pas en reste. Depuis plusieurs années, le gouvernement belge mène une politique de plus en plus restrictive et criminalisante à l’égard des personnes migrantes présentes sur son territoire : construction de nouveaux centres fermés, augmentation des contrôles de police (particulièrement le long des itinéraires migratoires), arrestations de personnes sans papier en hausse, rafles dans les parcs et les gares, campagnes de dissuasion sur internet, etc.
Une politique d’asile inefficace et inhumaine
Les personnes “dublinées” ont été particulièrement visées en 2020 en Belgique. En janvier, Maggie De Block, alors ministre (open-VLD) de l’Asile et la Migration annonçait que l’accueil serait désormais refusé en Belgique aux candidats en procédure Dublin qu’elle n’hésitait pas à qualifier “d’abuseurs” du système d’asile. Un terme qui frise l’indécence lorsqu’on sait le parcours qu’ils ont enduré. Cette sortie médiatique a vite fait d’être décriée par les ONG qui ont rappelé à la ministre que parmi les personnes désignées comme des “abuseurs”, certaines étaient passées par le camp surpeuplé de Moria en Grèce, dont les conditions d’insalubrité ont été largement documentées et dénoncées. Loin d’être affectée, Madame De Block repartait à la charge en juillet dernier, annonçant une augmentation des places en centre fermés destinées aux personnes “dublinées”. Objectif : augmenter les taux de transfert. Il faut dire qu’avec seulement 7% des transferts Dublin sortants effectivement exécutés, la Belgique fait pâle figure. En moyenne, les pays européens exécutent un quart des décisions de transferts. Une statistique certes plus élevée que le taux réalisé par la Belgique, néanmoins cela reste faible et met en évidence l’incapacité de l’Europe à rendre le règlement Dublin efficace. En outre, il faut également prendre en compte ceux qui, comme Asante, reviennent vers le pays dont ils ont été expulsés. “On a vu tellement de requérants être transférés en Italie et revenir trois ou quatre fois vers la Suisse, qu’il y avait une blague qui circulait il y a quelques années, raconte, amusé, Aldo Brina, chargé d’information sur l’asile au Centre Social Protestant (CSP) de Genève. Il se disait que, avant que les policiers chargés de raccompagner les candidats renvoyés vers l’Italie n’aient eu le temps de rentrer de Milan en avion, les requérants eux, étaient déjà revenus à Zürich en train. Ce qui est absurde c’est que le système de Dublin ne permet pas aux requérants d’aller là où ils veulent être reçus en Europe”. Une absurdité que l’Europe persiste à ne pas vouloir regarder en face. Si la Commission européenne fait elle-même l’aveu de l’échec du système de Dublin, elle a bien des peines à y remédier. Jusqu’ici ses tentatives de réforme du régime d’asile européen ont été vaines. À force de ménager les sensibilités politiques et les intérêts des gouvernements nationaux les plus réfractaires à une politique d’accueil digne et inclusive, l’Europe se dirige toujours plus vers une politique migratoire tournée vers l’externalisation de ses pratiques (lire notre article sur le sujet). En septembre dernier, la Commission européenne a présenté un nouveau pacte sur la migration et l’asile. Un projet qui pousse encore plus vers une externalisation de sa politique migratoire (lire l'encadré ci-dessous).
Poussées à se tourner vers le “bout du bout”
Les personnes exilées, elles, sont perdues dans le flot des informations, dépitées par l’injustice de systèmes d’asile à géométrie variable, résignées face à des procédures aux termes desquelles elles sortent trop souvent déboutées malgré les risques de persécutions qu’elles encourent dans leurs pays d’origine. Beaucoup vont alors tenter leur chance aux abords des ports de Calais. Les yeux pointés vers l’autre côté de la Manche, elles se résignent à mettre leur destin dans les mains d’un passeur plutôt que celles de l’administration d’un gouvernement européen. Parce qu’au “bout du bout” survit leur dernier eldorado. Asante, qui a passé six mois dans les campements près de Calais avant son arrivée en Belgique, a du mal à expliquer pourquoi il voulait aller en Angleterre. “Je crois que je ne trouvais pas ma place en Europe. Je pensais que l’Angleterre n’était pas comme les autres pays d’Europe”, avoue-t-il.
Ce genre de discours, Frances y est quotidiennement confronté. Cette jeune fille d’origine anglaise travaille depuis quatre années pour The Refugee Women's Centre, une association basée dans le nord de la France qui vient en aide aux femmes et aux familles sans logement. La plupart des familles dont elle s’occupe ont passé du temps en Italie, en Suède, en Grèce, en Allemagne, etc. Elles n’y n’ont trouvé aucun accueil, ou se sont vues refuser la protection internationale. “Soit parce qu’on ne les croyait pas, soit parce qu’elles n’avaient pas assez de preuves”, indique Frances. Selon elle, la Grande-Bretagne fait figure d’Eldorado notamment parce qu’il se dit qu’elle n’appliquerait pas le règlement Dublin comme les autres pays européens. “Dublin, c’est la racine des drames qui se vivent dans le nord de la France depuis 30 ans, dénonce Frances. Tous les jours, je rencontre des femmes qui voudraient demander l’asile en France mais elles savent qu’elles vont être “dublinées” si elles le font. Quand elles arrivent ici, elles ont peur pour leurs enfants, elles ne veulent pas prendre le risque de les mettre dans un bateau, ni payer 5.000 euros. Puis à un moment elles me disent qu’elles n’ont plus d’autres choix. Certaines croyances sont peut-être fausses mais atteindre l’Angleterre, c’est leur dernier espoir… Je suis vraiment en colère contre les hommes politiques qui disent que les parents n’ont aucun scrupule à mettre leurs enfants dans un bateau pour traverser la Manche. Ce n’est pas vrai !”
Des familles décomposées
Le pire de Dublin se joue aussi dans les histoires de ces familles que l’Europe ne veut pas réunir. Des situations cruelles, comme les qualifie Frances, qui en a trop souvent été témoin. “Dernièrement, on a accueilli une femme enceinte de sept mois dont le mari a été renvoyé en Espagne, alors qu’ils sont mariés et ont déjà un enfant, raconte-t-elle d’une voix pleine de révolte. De manière générale, on accueille ici beaucoup de femmes avec des enfants qui voudraient être réunies avec leur mari au Royaume-Uni parce qu’ils ont été séparés pendant leur parcours migratoire mais ça prend des mois pour obtenir un accord. Et parfois la demande est rejetée…” Bien que, dans le règlement Dublin, l’unité familiale soit le premier critère d’importance pour déterminer l’État responsable, rares sont les pays qui l’appliquent. La clause discrétionnaire qui permet aux États-membres de prendre en charge un dossier qui ne leur incombe pas est aussi très peu utilisée. Accueillir le moins possible de candidats, les renvoyer vers les autres États-membres, tel semble être le credo d’une Europe rongée par une absence de solidarité. “Je crois que dès le départ, Dublin a laissé la possibilité aux différents pays d’utiliser les règles comme ils le voulaient. Les gouvernements s’en servent comme stratégie pour renvoyer les demandeurs d’asile dans d’autres pays”, analyse la jeune femme.
Asante, lui, sait que sa bataille n’est pas encore gagnée. Pour éviter un nouveau faux-espoir, il reste vigilant : “Je travaille en Belgique, je voudrais m’installer ici, mais on verra quelle sera la décision”. Sa place, il devra peut-être aller se la creuser ailleurs, comme tous ces autres Sisyphe sans patrie, poussés dans des fuites plurielles et interminables par un système qui crée à l’intérieur du territoire européen précisément ce qu’il visait à enrayer. Ironie absurde qui n’en a pas fini d’anéantir des projets de vie.
L’Europe veut imposer une “solidarité obligatoire”
La Commission européenne est consciente des dysfonctionnements du régime d’asile européen et particulièrement du règlement Dublin. Depuis plusieurs années, elle cherche à réformer le système de l’asile mais se heurte aux réticences des États-membres qui ne partagent pas une ligne politique commune en matière d’accueil des personnes migrantes, et ne parviennent pas à se mettre d’accord sur un modèle de répartition équilibré des candidats à l’asile sur leurs territoires. Le groupe de Visegràd composé de la Hongrie, la Slovaquie, la Pologne, et la Tchéquie, refuse, par exemple, d’entendre parler de quotas de relocalisation (accueil des demandeurs d’asile dans un autre État que celui à qui incombe la responsabilité).
En septembre 2020, la Commission européenne a présenté un nouveau pacte sur la migration et l’asile. L’une des mesures phares se concentre autour d’un mécanisme de “solidarité obligatoire”. Celui-ci forcerait tous les États-membres à participer d’une manière ou d’une autre à la prise en charge des nouvelles arrivées de personnes migrantes. Ainsi, la Commission propose plusieurs options “à la carte” aux États européens qui auraient désormais le choix de relocaliser sur leurs propres territoires des personnes récemment arrivées via les pays du bassin méditerranéens déjà mis sous pression, “parrainer” financièrement un autre État-membre qui assume pour son compte une relocalisation ou encore le retour d’une personne qui n’a pas le droit de rester en Europe.
Les ONG et collectifs militants actifs dans la défense des personnes migrantes ont exprimé de vives critiques à l’encontre de ce pacte. Ils reprochent à l’Europe de vouloir freiner les arrivées et augmenter les rapatriements. De manière générale, ces associations dénoncent une politique européenne de plus en plus tournée vers une externalisation de ses pratiques : création de hotspots dans les îles grecques et italiennes avec un système de “tri” des personnes migrantes et des centres d’enfermement, renforcement de la coopération avec des pays hors de l’Union européenne (Turquie, pays de l’Afrique subsaharienne), augmentation des moyens et des prérogatives alloués à l’agence Frontex chargée de surveiller les frontières extérieurs de l’Europe. Du côté des États-membres, le pacte a déjà suscité d’intenses réticences, particulièrement chez les pays du groupe de Visegràd.
Texte : Julie Schyns
Relecture : Gilles Giraudet, Matthieu Larquetoux, J.
Notes
- Le prénom a été modifié.
- Voici la hiérarchie des critères de responsabilité, par ordre d’importance : L’État où réside un membre de la famille qui a reçu la protection ou qui est en procédure d’asile, l’État qui a délivré un titre de séjour ou un Visa, premier pays d’entrée dans l’Espace Dublin, l’État dans lequel la personne a séjourné au moins 5 mois (si l’on ne peut déterminer le pays d’entrée), le premier État où la demande d’asile a été introduite.
- En 2019, Eurostat comptabilise pour l’ensemble des États-membres de l’Union européenne 142.494 demandes de prise en charge sortantes et 132.940 requêtes entrantes.
- Le prénom a été modifié.
- Eurostat