Entretien avec Jacinthe Mazzocchetti
Jacinthe Mazzocchetti est docteure en anthropologie et professeure au sein de la faculté des sciences économiques, sociales, politiques et de communication à l’UCLouvain. Ses projets de recherche se concentrent notamment sur les migrations Afrique-Europe, avec un focus sur les politiques européennes en matière de migration et d’asile, les pratiques institutionnelles afférentes et leurs effets sur les trajectoires et les vécus migratoires. Derrière le mot « politique », la chercheuse entend désigner les politiques publiques mises en œuvre mais aussi les rapports de force qui existent dans la société. Ses terrains de recherche principaux sont la Belgique, Malte et le Burkina Faso. Jacinthe Mazzocchetti dénonce la politique migratoire réactive, répressive et restrictive de la Belgique et de l’Europe. Elle plaide pour une politique migratoire proactive et ambitieuse.
Jacinthe Mazzocchetti, également auteure, vient de publier Là où le soleil ne brûle pas, un roman qui raconte les histoires de personnes en fuite, leurs vies chamboulées, leurs peurs et leurs espérances.
Interview.
Lorsqu’on entend les responsables politiques et qu’on lit la presse, on a le sentiment que la migration de transit est un phénomène récent en Europe. Est-ce réellement le cas ?
Le transit, c’est l’essence même de la migration. Celle-ci implique des logiques circulaires, c’est-à-dire partir et revenir. Il n’y a rien de nouveau là-dedans. Un deuxième aspect, peut-être plus récent, est ce qui se joue sur notre territoire en termes de politiques publiques. À partir du moment où il y a une série de règlementations qui interdisent le passage d’un pays européen à un autre, notamment avec les règlementations Dublin, on se met à regarder la mobilité des personnes autrement. On considère aujourd’hui que ces personnes sont censées rester dans le pays responsable de leur demande d’asile, soit souvent le premier pays d’arrivée mais si celui-ci ne correspond pas au projet de la personne ou à ses attentes - trouver du travail, être respectée, obtenir des droits - la personne continuera à être en mouvement. Ce n’est pas parce qu’on est Afghans ou Ivoiriens que quand on pense l’Europe, on a forcément l’Italie, la Grèce, ou la Belgique en tête. Si certains se mettent en route, c’est bien sûr pour fuir des situations économiques et politique désastreuses mais ils fuient aussi avec des envies, des projets, des rêves. Et parfois ils laissent derrière eux des personnes qui espèrent qu’ils atteignent un objectif précis.
Et le règlement Dublin renforce cette « non prise en compte » des projets de personnes migrantes…
Absolument. D’abord, il ne tient pas compte du contexte en termes de politique migratoire, qui d’un pays à l’autre est relativement différent. Ensuite, que l’on parle anglais, français, ou une autre langue ; que l’on possède déjà un réseau, etc. ne sont pas des éléments qui sont pris en compte dans le cadre du règlement Dublin.
Si la migration de transit n’est pas neuve, il y aurait quand même une nouvelle politique liée à la migration de transit, non ?
Plutôt qu’une nouvelle politique, je dirais que ce qu’on observe ce sont des pratiques, telles que Médusa et autres opérations de renseignements et/ou de rafles menées par Frontex, par exemple. De plus en plus d’argent est investi dans quelque chose qui est là depuis une vingtaine d’années déjà : la fermeture des frontières et la criminalisation des personnes migrantes avec des opérations de renseignements, de contrôle, de rafle, d’enfermement, de renvoi dans les pays d’origine, des chassé-croisé aux frontière (on envoie aux voisins, qui renvoient chez nous). Et cela ne fait que se renforcer. Je ne pense pas qu’il y ait une politique migratoire de transit bien spécifique qui aurait été pensée en dehors de cette logique de criminalisation et de militarisation générale.
Le mot « transmigration » est pourtant utilisé tel quel par les politiciens.
Oui, c’est vrai. Je pense qu’il y a deux choses qui se jouent. La première c’est que les personnes migrantes apparaissent comme dérangeantes parce qu’elles n’entrent pas dans le cadre imposé. Elles s’en tiennent à leur projet, elles continuent d’essayer de les réaliser au péril de leur vie. Puis elles sont extrêmement visibles aussi, leur présence dérange monsieur et madame Toutlemonde dans l’espace public. Deuxièmement, les personnes migrantes constituent un public sur lequel il est facile d’agir. Quand on analyse les notes de politique qui ont été présentées en Belgique, on voit qu’on joue de plus en plus sur la visibilité, avec des opérations extrêmement violentes, une grande militarisation des actions. Qui sont médiatiques et médiatisées à des fins précises. Les dirigeants politiques peuvent ainsi rassurer leurs concitoyens en leur montrant qu’ils prennent en main les questions migratoires. Ça coute très cher alors que d’un point de vue global ça ne sert à rien parce que ça n’arrête en rien l’augmentation du nombre de mobilité globale en lien avec les guerres, la précarité, l’accaparement des ressources, les catastrophes climatiques. Il en va d’ailleurs de même pour les centres fermés et les renvois de force vers les pays d’origine des personnes.
C’est un peu de l’action facile, car finalement on ne s’est pas attaqués aux causes véritables. Mais on produit des chiffres, on établit des faits, on montre qu’on agit.
Est-ce que ça signifie qu’on considère que la majorité de la population ne veut pas de migrants sur son territoire ?
En tout cas, les personnes en charge dans notre pays partent de ce principe-là, clairement. Certes, il existe depuis quelques années une contre force, notamment avec la plateforme citoyenne d’hébergement. Mais en matière de jeu électoral, la position contraire reste très minoritaire. Même chez les partis de gauche, on trouve rarement des propos révolutionnaires sur les questions migratoires.
Puis on est dans un contexte de crise - et je ne parle même pas de celle liée au coronavirus. D’un point de vue économique et climatique, ce n’est pas très marrant pour le moment. En Belgique, la population précarisée devient de plus en plus grande. Pour les politiciens, pouvoir continuer à jouer sur la question migratoire pour opposer des précarités les unes aux autres, permet de détourner l’opinion publique. Affirmer que si on ne fait rien pour résoudre la question migratoire on va être envahis, ça continue d’être un ressort sur lequel beaucoup de dirigeants politiques appuient sans jamais vraiment révéler les chiffres. Quand on trouve les chiffres, on se rend compte que l’enfermement des étrangers, les rafles, Frontex, etc. c’est un gouffre financier. Mais la majorité des gens ne savent pas que ça coute beaucoup plus cher d’enfermer quelqu’un que de l’accueillir.
En ce qui concerne les personnes qui tentent avec tant de force de rejoindre le Royaume-Uni, quelles seraient les raisons qui définissent leurs aspirations ?
Il y a beaucoup de choses. Il y a l’idée qu’une fois qu’on sera là-bas on pourra plus facilement passer inaperçu. Il y a la question de la langue, la possibilité de travailler au noir qui est différente, celle de travailler sans carte d’identité. Et il y a aussi les réseaux ethniques qui sont établis et qui poussent les personnes à aller rejoindre des membres de leur famille ou simplement des membres de leur communauté. Et ce n’est pas nouveau. Quand on observe les migrations qui ont eu lieu de l’Europe vers l’Amérique dans le passé, on retrouve la même logique. Un Italien va préférer retrouver des membres de sa communauté italienne. C’est une évidence mais on ne veut pas accorder cette évidence à ces personnes qui veulent aller au Royaume-Uni. C’est comme si on leur disait « soyez déjà bien heureux d’être arrivés dans un pays européen, vous avez le droit de déposer l’asile ici et si vous n’en voulez pas, on n’a rien pour vous à part vous renvoyer chez vous », en quelque sorte.
Enfin, je dirais aussi que le Royaume-Uni, c’est le bout du bout. Les chemins migratoires sont très longs et souvent très violents d’étapes en étapes. L’Angleterre contient l’idée de quelque chose de positif, elle est vue comme un lieu où les violences s’arrêteraient. Puis, aller au bout, c’est se dire qu’on a tout essayé, tout tenté.
Des enquêtes réalisées auprès de migrants montrent clairement que le Royaume-Uni n’est pas forcément la destination finale lorsqu’ils quittent leur pays. Est-ce parfois le désenchantement qui pousse les personnes migrantes vers les côtes anglaises ?
C’est clair. Les personnes migrantes sont confrontées à un « non accueil ». On a d’un côté l’État qui est dans la répression et de l’autre, les citoyens qui pallient. Pour pouvoir ne pas être à la rue dans un premier temps, il faut pouvoir demander l’asile et donc d’emblée se mettre dans un cadre très précis, très restreint. Devenir un demandeur d’asile est finalement le seul projet potentiel qu’on octroie aux personnes exilées. Mais une série de personnes savent que ce n’est pas pour elles car elles ne pourront plus bouger. Pour le moment, il existe une totale contradiction entre le projet des personnes elles-mêmes et les politiques que l’on met en place. Globalement, on ne se demande absolument pas comment on pourrait penser quelque chose de tout à fait différent, pour reconnaître l’humanité de ces personnes migrantes et la pluralité de leurs projets.
Il y a aussi un degré de racisme structurel dans la société qui est là et dont il faut parler aussi. La majorité des personnes ne se sentent pas les bienvenues.
Puis, il y a le retard dans le traitement des procédures et l’incertitude du résultat. On voit que le taux d’acceptation des demandes d’asile est vraiment très bas pour certaines nationalités, c’est le cas pour les Afghans et les Irakiens, par exemple.
Souvent, les personnes exilées et les bénévoles ne voient pas de logique dans la politique d’octroi de la protection internationale et ce serait l’une des raisons pour lesquelles les personnes migrantes ne veulent pas prendre le risque de demander l’asile en Belgique.
En effet, c’est très difficile car on a accès aux dossiers de refus mais on n’a jamais accès aux dossiers d’acceptation. On n’a donc jamais accès à ce qui nous permettraient de comprendre, au-delà de la règlementation, de la Convention de Genève, comment ça se joue en fait. C’est à partir des refus qu’on peut comprendre et imaginer ce qui coince. J’ai beaucoup analysé de dossiers de refus. Il y a énormément de choses qui rentrent en ligne de compte dans la prise de décision. Ça se joue à plusieurs niveaux : il y a les politiques en haut, ensuite le fonctionnement de l’institution, et puis à l’intérieur de l’institution, il y a les agents. Certains sont très qualifiés et bienveillants. Il y en a d’autres qui le sont moins, ils sont alors influencés par la politique majoritaire qui est quand même une politique du soupçon. L’influence des ministères qui vise à donner le moins de droits possibles, être dans la restriction, fermer l’accès, joue dans les décisions.
En outre, le fait que les demandeurs d’asile doivent passer par le récit pour exprimer leurs problèmes aux agents est quelque chose de très difficile. Ils sont presque perdants d’avance car ils n’ont pas appris à produire le récit dans les formes attendues. Et les agents sont souvent dans l’incapacité de décoder car ils n’ont pas été formés à ça. Là, il y a des marges de manœuvre pour des améliorations au sein de l’administration. On pourrait aussi travailler sur des choses structurelles comme la compréhension fine de la culture de l’autre, et sur la question du trauma, par exemple. Il y a déjà eu des amélioration ces dernières années grâce à des formations, notamment sur la question du genre. Il y a par contre des choses sur lesquelles il est difficile de travailler : un agent n’est pas l’autre.
Quelles seraient vos recommandations pour une meilleure politique migratoire ?
L’idéal ce serait d’avoir un cadre politique migratoire beaucoup plus élargi, qui permette de plus grandes possibilités pour voyager et travailler légalement.
Ça ne peut se faire qu’à la condition d’être à l’écoute des projets et des expériences de vie des principaux concernés. Les projets doivent être entendus dans leur diversité et dans une logique circulaire : « je suis ici mais je voudrais rentrer chez moi plus tard », « je fuis mais je ne sais pas forcément où je vais m’arrêter », « je fuis mais pas la guerre, plutôt pour des questions de précarité, des questions de genre ».
De nombreuses associations de terrain recommandent notamment la création de centres d’accueil et d’orientation des personnes migrantes.
Ça permettrait de participer à un véritable accueil. Donner la possibilité d’être accueilli, d’être logés dans des conditions correctes, de pouvoir prendre le temps, de réfléchir à ce qui est le mieux, ce qui est possible, sans craindre d’être arrêtés et renvoyés, c’est le minimum. Mais l’idéal c’est vraiment d’aller au-delà. Il faut entendre les projets des personnes migrantes, dans une approche plus posée et plus flexible, et permettre aux personnes accueillies de se poser cette question : « est ce qu’il y a quelque chose pour moi ici ? »
Ces recommandations nous ramènent à la question de la volonté d’accueillir ces personnes migrantes en Europe.
Pour commencer, ouvrir les frontières ne signifie pas qu’on se réveillerait demain sans plus aucune frontière mais ça veut dire que progressivement, on réfléchirait à ce que ça implique, pour que dans un certain nombre d’années ou de décennies, on en arrive à quelque chose qui est possible. Pour le moment on s’empêche même de le penser. Il y a néanmoins des études qui se posent cette question et qui montrent pas mal de choses. D’une part, la majorité des personnes qui veulent arriver en Europe, elles y arrivent de toute façon. Mais parfois au prix de leur vie, souvent de violences terribles et ça a un coût financier dingue. D’autre part, on se rend compte que beaucoup de personnes sont dans une logique circulaire et que ce sont nos politiques à nous qui les empêchent de circuler.
Ensuite, il y a des enquêtes démographiques en lien avec la réalité de nos sociétés vieillissantes montrant qu’il y a des équilibres qui pourraient se trouver puisque c’est principalement une population jeune qui migre.
Enfin, il existe des études qui réfléchissent à des solutions au niveau du droit. Afin de, non pas ouvrir la porte à tout le monde mais au moins donner la possibilité, moyennant des conditions beaucoup moins restrictives que les conditions actuelles, d’un premier visa de six mois. L’idée est pour le détenteur de ce visa de voir, en tout légalité, s’il peut trouver ici ce qu’il attend ou pas, avec la possibilité de rentrer dans son pays sans la honte et l’humiliation de l’échec, ni sans avoir tout perdu en chemin.
Il existe donc des solutions à plusieurs niveaux mais ce dont on a besoin c’est d’une politique migratoire ambitieuse et proactive. Pour le moment, on a une politique migratoire réactive. Et la réaction c’est « au secours, barricadons-nous ». La grande peur c’est toujours qu’on soit envahis mais s’il suffisait qu’il y ait la guerre ou d’être pauvre pour migrer, il n’y aurait plus personne dans certains pays aujourd’hui. Tout le monde ne veut pas quitter son pays. Il y en a qui n’ont pas le choix. Il y a aussi ceux qui, comme nos enfants à nous, veulent faire un Erasmus, aller voir le monde, souhaitent tenter leur chance ailleurs, et pas forcément dans cet imaginaire clivé que nous nourrissons.
Au niveau européen, les pays arrivent à se mettre d’accord sur les politiques de fermeture des frontières mais dès qu’il s’agit de se mettre d’accord sur des politiques de solidarité, ce n’est plus la même chose. On peut construire autant de murs qu’on veut, les gens ne vont pas arrêter de migrer car les déséquilibres au niveau de la planète sont trop importants.
Après, chaque pays garde de la marge de manœuvre. En Belgique, ça fait clairement quelques années que les politiques sont extrêmement restrictives. La pandémie de coronavirus a montré que même dans une situation de crise sanitaire déplorable, on ne fait pas d’exception, on n’octroie pas de droit, on n’assouplit pas les politiques, alors que dans d’autres pays, des droits ont été accordés d’emblée aux personnes migrantes. Ça donne une idée de là où on en est.
L’idée que les gens migrent vers les pays d’Europe pour venir profiter de son économie a la vie dure…
Il y a beaucoup d’économistes qui montrent très bien que c’est tout à fait le contraire qui se joue en fait. Les personnes qui arrivent jusque chez nous ont beaucoup de ressources. Les demandeurs d’asile sont souvent très éduqués et ont beaucoup à offrir : leur jeunesse, leur capacité d’apprendre, leurs ressources techniques, l’esprit d’entreprendre, leur motivation. Pour les autres ce n’est pas forcément le cas, quoique les personnes sont de plus en plus éduquées à travers le monde, de manière générale.
Il faut aussi insister : la toute grande majorité des personnes migrantes ne souhaite absolument pas être dépendante des services sociaux, ce n’est pas du tout leur projet. Parfois la situation les amène à ça, mais c’est parce que d’autres questions entrent en jeu, comme celle de la discrimination à l’emploi ou de la non reconnaissance des compétences et diplômes. Il y a ici une sorte de cercle vicieux. Par ailleurs, les personnes migrantes ne viennent pas voler le travail des autres. Soit, elles arrivent avec des compétences qu’elles ajoutent aux nôtres. Soit, elles acceptent de faire tout ce que les autres ne veulent pas faire.
Propos recueillis par Migrations Libres.