Une histoire des centres fermés

Plan de l'article

Première partie

Un choix politique

Le tout premier centre fermé de Belgique fut aménagé en 1988 dans un ancien baraquement militaire au sein même de l’aéroport de Zaventem. Il s’agissait plus précisément d’un centre fermé de transit, connu sous le nom de « zone 127 », où les autorités maintenaient en détention des personnes qui avaient effectué une demande d’asile à la frontière, le temps que leur procédure administrative se termine. La « zone 127 » est apparue sans qu’aucun débat parlementaire n’ait lieu, et alors qu’il n’existait pas de cadre légal pour encadrer le fonctionnement d’un centre fermé en Belgique.

Les premiers textes de loi encadrant les centres fermés sont arrivés en 1993, au moment où le Vlaams Blok et le Front national s’installaient dans les instances législatives belges, imprégnant la politique belge de leur vision du monde, et incitant à des pratiques gouvernementales plus xénophobes encore.

 

« Après les élections de 1991 et la forte poussée de l’extrême droite, le Gouvernement a décidé de multiplier les centres fermés en vue d’expulser, puis ce sont plusieurs gouvernements différents qui ont pris comme option de développer l’enfermement et l’expulsion de personnes sans titre de séjour. En parallèle, l’Etat belge a mené une politique qui visait à restreindre le droit au séjour pour les personnes étrangères. Toutes les coalitions, tous les partis belges se sont finalement retrouvés dans cette politique. »

France Arets, membre fondateur du CRACPE (Collectif de Résistance Aux Centres Pour Étrangers).

 

De 1992 à 1993, le budget alloué à l’Office des Etrangers a été décuplé afin de créer les lieux de détention, engager du personnel, et organiser une structure autour des centres fermés. À la fin des années 90 et dans les années 2000, de nouvelles infrastructures ont petit à petit vu le jour afin d’augmenter la capacité d’enfermement, et depuis lors, l’État belge n’a jamais cessé d'accroître le budget dédié à sa politique d’éloignement. De 2014 à 2017, le budget fédéral alloué aux éloignements et rapatriements est passé de 63 millions d’euros à 84 millions d’euros (Myriadocs#5, p34). Le coût de la construction du futur centre fermé de Zandvliet est évalué à environ 20 millions d’euros (globaldetentionproject country report march 2020, p.23). Le maintien de ces dépenses affiche clairement une volonté de pratiquer une politique répressive en faveur d’un système carcéral et sécuritaire. Dans notre article “stop Vottem”, nous dénonçons cette politique que nous lions à des fins électoralistes, et qui a pour conséquence de propager l’idée au sein de l’opinion publique que migration et criminalité sont liées.

À l’heure actuelle, la Belgique dispose de six centres fermés et d’une capacité d’accueil d’environ 570 personnes (lire encadré).  Le nombre de détentions[1] n’a globalement cessé de croître ces dernières années. En 2014 5.602 personnes ont été détenues en centre fermé contre 8158 en 2018. (Myriatics#11). En 2019, ce sont 8.555 écrous qui ont eu lieu[2].

La politique à l’égard des personnes migrantes s’est particulièrement durcie avec le gouvernement Michel I (2014 – 2018) qui rassemblait une coalition suédoise, faisant ainsi la place au parti nationaliste de la NVA. Parmi les projets de ce gouvernement visant à accentuer la répression à l’égard des personnes migrantes, notons la création des unités de détentions familiales à côté du centre 127 bis afin de ramener les enfants mineurs en centre fermés (depuis un arrêt rendu par le Conseil d’État le 4 avril 2019, ne détiennent plus de familles, pour plus de détail, lire encadré 3). Un autre projet fut le lancement, sous la houlette de Théo Francken (NVA), alors en charge de l’Asile et à la Migration, d’un « master plan », qui visait à l’origine à la construction de trois nouveaux centres fermés, afin d’atteindre une capacité de 1.066 places à l’horizon 2021. Jusqu’ici, seul le centre de Holsbeek a vu le jour.  Le centre de Zandvliet (144 places) dans la banlieue d’Anvers était initialement prévu pour 2020 et le centre fermé de Jumet (200 places) près de Charleroi est prévu pour 2021. (Myriadoc#5, p.42). Le gouvernement actuel prévoit la poursuite de ce Master plan mais a déjà indiqué qu’il serait adapté.

[1] Toutes structures prises en comptes : centres fermés, maisons de retour, centres INAD.

[2] Plusieurs écrous peuvent être attribués à une seule et même personne dans le cas où les délais de détention sont prolongés.

Source : Office des étrangers.

Actuellement la Belgique dispose de six centres fermés :

 

  • Le centre “127 bis”. Entré en service en 1994, il est aussi appelé le “centre de rapatriement” et situé à proximité immédiate de l’aéroport de Bruxelles-National. Ces dernières années, une aile spéciale a brièvement été utilisée par la police pour enfermer les personnes migrantes en transit, dont beaucoup faisaient l’objet d’une procédure Dublin. Ce centre comporte 120 places. C’est sur le site du 127bis que les unités fermées pour familles avec enfants mineurs ont été construites (lire FOCUS ci-dessous).
  • Le centre de Merksplas. Il a été établi dans l’ancienne colonie pour vagabonds de Turnhout et est situé à côté de la prison de Merksplas. Ce centre est entré en service en 1994. Les personnes qui y sont détenues sont principalement celles qui sont en séjour irrégulier. Ce centre possède une capacité de 146 places.
  • Le centre de Bruges. Aménagé dans une ancienne prison pour femmes, il a été mis en service en 1995. Tout comme le centre de Merksplas, les personnes en séjour irrégulier y sont majoritaires. Il comporte 112 places de détention. Ce centre accueille des hommes et des femmes; ceux-ci sont maintenus dans des ailes séparées.
  • Le centre de Vottem. Fonctionnel depuis 1999, ce sont aussi les personnes en séjour irrégulier qui y sont détenues principalement. Le centre de Vottem est doté d’une aile spéciale où sont détenues les personnes migrantes dont le profil est jugé "dangereux". Il est l’unique centre fermé de Wallonie et est situé en région liégeoise.  Ce centre dispose de 160 places.
  • Le centre de Caricole, dit “centre de transit”. A l’instar du centre 127 bis, il se situe à deux pas de l’aéroport de Bruxelles-National. Une route interne mène directement du centre Caricole vers l’aéroport. Il a été créé en mai 2012 pour remplacer le centre INAD de Zaventem et le centre de transit 127. Les personnes détenues sont majoritairement celles dont l’accès au territoire belge a été refusé dans un aéroport, juste après leur atterrissage. Il possède une capacité de 90 places. Ce centre accueille des hommes et des femmes qui vivent dans les lieux en mixité. C’est le seul centre où un couple ou une famille avec enfants majeurs pourront rester ensemble lors de l’enfermement.
  • Le centre de Holsbeek. Il a ouvert ses portes en mai 2019. Ce centre exclusivement réservé aux femmes a accueilli ses premières détenues en mai 2019. L’objectif à terme est d’atteindre une capacité d’une cinquantaine de places dans ce centre.

 

Hormis les centres fermés, d’autres structures de détention pour personnes migrantes existent :

 

  • Les maisons de retour. Ce sont des maisons unifamiliales créées pour les familles avec des enfants mineurs (www.mineusenexil.be). Concrètement, les maisons de retour sont ouvertes mais considérées comme des lieux de détention.  Les types de familles habituellement ciblés sont les familles en séjour irrégulier sur le territoire, les familles sur le territoire qui ont reçu une réponse négative à leur demande d’asile, les familles qui demandent l’asile à la frontière, les familles qui ne demandent pas l’asile à la frontière (après 48h), les familles Dublin (à la frontière et sur le territoire), les familles en séjour irrégulier qui bénéficient de l’accueil, en vertu de l’AR du 24 juin 2004- dans ce cas, il ne s’agit pas de détention. (rapport décembre 2015 de Plate-forme Mineurs en exil, p 57).
    Les familles détenues sont accompagnées par des “coachs”, dépendant de l’Office des Étrangers, dont l’unique objectif est d’organiser le retour des personnes (www.cire.be). Ce dernier sera effectué de gré ou de force. Ainsi, bien qu’ annoncées à leur création en 2008 comme des alternatives à la détention des familles avec enfants par la ministre de la Politique de Migration et d'Asile Annemie Turtelboom, les maisons de retour constituent un effort non abouti, un engrenage de plus dans le processus de rejet des personnes migrantes. L'appellation “maison de retour” ne laisse d’ailleurs planer aucun doute sur le futur des personnes y étant détenues. On compte 27 maisons de retour sur le territoire belge. Elles sont réparties sur 5 sites : Beauvechain, Sint-Gillis-Waas, Tielt, Tubize et Zulte (Les centres fermés - Brochure édition 2019, CIRE). En 2018, les maisons de retour ont été le lieu de détention de 649 personnes, en ce compris 360 enfants et 289 adultes.
  • Les centres INAD. Ils tirent leur nom de l’abréviation “INAD” signifiant “inadmissible passengers” en anglais soit “passagers inadmissibles”. Ces centres n’existent plus aujourd’hui. Ils étaient gérés par la police fédérale et le personnel des aéroports et étaient juridiquement situés hors espace Schengen de sorte que les personnes y étant détenues ne franchissaient pas la frontière belge. Aujourd’hui, les personnes refoulées à la frontière, arrêtées à Zaventem sont en général placées au centre Caricole,en attendant une décision de l’Office des étrangers. En 2018, on comptait 2964 personnes ayant fait l’objet d’une décision de refoulement à la frontière.

En 2018, la Belgique ouvre à nouveau des places en centre fermé pour les enfants

 

La Belgique a été condamnée à trois reprises par la Cour européenne des droits de l’Homme pour avoir détenu des enfants dans des centres fermés. Suite à ces condamnations et à la pression de la société civile, le gouvernement a plus ou moins mis fin à la détention de mineurs en centre fermés en 2008. Depuis la création des maisons de retour, plus aucun mineur n’avait été détenu dans un centre fermé... jusqu’en 2018. La Belgique a alors fait marche arrière, avec la création “d’unités de détentions familiales” en août 2018 à côté du centre 127 bis. Celles-ci permettant de ramener les enfants mineurs en centre fermés. L’aménagement de ces unités familiales a coûté 2 millions d’euros.

Entre le 14 août 2018 et la fin de l’année, quatre familles différentes y ont été détenues pour des durées variant entre 6 et 27 jours par détention. Une des familles y a été détenue deux fois. Cela concerne au total cinq parents et leurs 14 enfants, dont 12 mineurs. Par ailleurs, en 2018, 130 familles avec enfant(s) mineur(s) sont passées par le centre fermé Caricole (dont 203 enfants) lors d’un transfert depuis/vers une maison de retour ou en vue d’un éloignement, pour une brève durée n’excédant en principe pas 24 heures. (Myriatics#11,  p 9)

En avril 2019, de nombreuses associations de défense des droits de l’homme et de l’enfant ont cependant introduit un recours au Conseil de l’Europe qui a permis de suspendre en extrême urgence le fonctionnement de ces unités familiales. Ces unités ne détiennent plus de familles depuis un arrêt rendu par le Conseil d’État le 4 avril 2019. (Myriatics#11, p9). Les débats sur l’enfermement des enfants ont depuis lors repris. Le nouveau gouvernement a néanmoins déclaré ne pas vouloir détenir des enfants mineurs.

Il faut également ajouter que, techniquement, des mineurs peuvent encore passer par un centre fermé mais ne peuvent pas y être détenus plus de 24h normalement.

Par ailleurs, il faut souligner que des personnes qui se déclarent MENA (Mineurs non accompagnés) peuvent passer une longue période en centres fermés le temps que les résultats de tests osseux arrivent pour confirmer ou non leurs déclarations. Dans la pratique, Myria observe que de nombreux mineurs non accompagnés séjournent dans les centres fermés pendant une période relativement longue. La durée moyenne de séjour des mineurs non accompagnés en 2019 était de 19,67 jours au centre de transit Caricole. En 2018, elle était de 45,47 jours dans ce même centre. Ces chiffres indiquent que de nombreux mineurs non accompagnés séjournent malgré tout en centre fermé pendant une période relativement longue. Toujours dans ce centre, en 2019, sur 21 personnes détenues qui s’étaient déclarées mineures, 16 se sont avérées effectivement mineures après une scintigraphie osseuse. Ainsi, rares sont les mineurs non accompagnés déclarés comme tels qui se révèlent être adultes par la suite. De plus, les données du centre de transit Caricole à ce sujet indiquent qu’aucune personne n’avait plus de 24 ans après vérification de l’âge. (Source: https://www.myria.be/files/Avis_Myria_proposition_de_loi_55_0892.001.pdf)

Deuxième partie

La mécanique à l’œuvre

Plusieurs facteurs entrent en compte pour justifier la mise en centre fermé d’une personne. Il existe une base légale mais la décision dépend également des circonstances. Ainsi, une personne peut être arrêtée alors qu’elle tentait d’entrer sur le territoire belge, par voie terrestre ou aérienne, même si elle a introduit une demande d’asile à la frontière. Les raisons qui motivent une arrestation à la frontière sont diverses. Le fait de ne pas être en possession des documents requis constitue le premier motif d’arrestation. La nationalité des personnes constitue dès lors un élément de discrimination puisque certains ressortissants doivent disposer d’un visa, d’autres non, et que le prix du visa varie d’un pays à l’autre.  Ne pas pouvoir montrer de moyens financiers suffisants, ne pas avoir de logement ou de réservation d’hôtel, etc. constituent d’autres motifs d’arrestation aux frontières. Une personne peut également être arrêtée sur le territoire belge lors d’un contrôle de police car elle n’a pas pu montrer les documents requis autorisant sa présence sur le territoire belge (titre de séjour, visa, etc.). Et que ce soit à la frontière ou sur le territoire, lorsqu’une personne est arrêtée, la police doit envoyer un rapport à l’Office des étrangers qui prendra une décision sur le séjour de la personne et décidera éventuellement de son maintien en centre fermé. Les motivations restent là assez floues (lire troisième partie à ce sujet). L’Office des étrangers peut également ordonner à la police l’arrestation d’une personne dont la demande d’asile a été refusée.

Une personne peut aussi être mise en détention directement après avoir introduit une demande d’asile à l’Office des étrangers car celui-ci a estimé qu’il y avait, chez la personne, un risque de fuite. L’arrestation se fait alors directement dans les locaux de l’Office des étrangers. La personne est donc détenue avant même qu’une décision n’ait été prise concernant sa demande d’asile. Notons également que certains candidats peuvent avoir plus de “chance” d’être écroués s’ils proviennent d'un pays où le gouvernement belge estime qu’il n’y a pas de persécution. Et a fortiori si la Belgique organise de manière régulière des vols charters vers son pays, ce qui est notamment le cas du Congo. Enfin, une personne étrangère peut également atterrir en centre fermé directement après avoir fait de la prison parce qu’à sa sortie elle n’était plus en possession de titre de séjour, celui-ci ne lui ayant pas été accordé précisément en raison de son incarcération. Les autorités lui infligeant dès lors une double peine.

Des lieux de coercition

 

Une fois dans le centre fermé, les détenus découvrent la mécanique à l’œuvre. La privation de liberté, à elle seule, constitue déjà un événement traumatisant. Elle l’est d’autant plus quand la détention est injustifiée – la détention administrative, qui obéit à un arbitraire étatique, n’est en général pas perçue par la personne détenue comme légitime. Par ailleurs, les personnes détenues ne savent pas quand elles sortiront, ni si elles seront effectivement expulsées ou non. Les personnes détenues en centre fermé se retrouvent isolées du monde extérieur. Elles sont confrontées à des procédures complexes, et font face à des avocats surchargés qui renoncent souvent à introduire une requête de mise en liberté estimant que celle-ci aurait peu de chance d’aboutir. Cela a également un impact sur leur santé psychique, certaines personnes détenues affirment que le centre fermé est pire que la prison, parce qu’en prison, au moins, la durée de la peine est connue.

Chaque centre a son propre règlement intérieur : les horaires, les activités disponibles, les règles concernant l’usage des téléphones, les membres du personnel varient d’un lieu à l’autre. Mais partout, derrière les murs, la discipline opère, régule le quotidien. Espaces de vie exigus, repas toujours sans variété, extinction des feux à heures fixes, balade sous le préau extérieur limitée à une heure quotidienne, activités disponibles sous inscription, visites soumises aux aléas de la disponibilité de créneau horaires et à une procédure administrative, cachot punitif pour sanctionner, cachot préventif pour empêcher les rébellions la veille d’un éloignement programmé.

Le centre fermé est un lieu qui participe à un mécanisme de systématisation et de facilitation des expulsions. Le personnel, soit les gardien·nes, docteur·es et assistant·es sociales·aux participent à la dynamique axée sur la discipline et l'éloignement à venir. Les assistant·e·s sociales·aux par exemple, sont chargées de convaincre les personnes détenues du bien-fondé de leur expulsion. Dans ce contexte, il est très difficile pour les personnes détenues de trouver de l’aide et de la compréhension auprès de ces personnes salariées de l’Office des Etrangers et chargées d’optimiser et faciliter les processus d’expulsion hors du territoire belge. De nombreux témoignages rapportent des violences physiques et psychiques. Les personnes ne parlant pas français sont insultées, celles parlant français ou qui sont au fait de leurs droits sont systématiquement menacées. Les menaces sont diverses : aller à l’isolement pour une durée indéterminée dans ce qu’on appelle le « cachot », menace de transfert dans un autre centre etc. Le but est bien d’empêcher toute tentative d’organisation collective au sein des centres fermés.

 

“Les centres fermés sont des lieux de coercition. Tout le monde fonctionne pour que ça tourne le mieux possible en vue d’expulser. Tout est mis en œuvre pour expulser les gens, pour casser les gens, en mettant au cachot les personnes qui se rebellent, en les assommant avec des médicaments. Les gens ne savent pas toujours ce qu’on leur donne. Par exemple, il m’est arrivé d’être en contact avec une personne détenue dans un centre qui ne savait pas très bien ce qu'on lui donnait. Je lui ai dit de m’apporter un cachet lors d’une visite. Puis, j’ai cherché le nom du médicament, j’ai vu que c’était un antidépresseur et cette personne ne le savait pas »

France Arets, CRACPE

La violence des expulsions

 

Les expulsions suivent des schémas répétitifs. Lors de la première tentative d’expulsion d’une personne sans titre de séjour, elle peut s’y opposer, pacifiquement, en refusant de monter dans l’avion. La deuxième tentative s’effectue alors accompagnée de policiers jusqu’à l’avion. Si la personne refuse de monter dans l’avion, ou si des passagers décident de ne pas s'asseoir pour empêcher le décollage de l’avion, alors le commandant de bord peut demander aux policiers de quitter l’appareil avec la personne à expulser. Cette personne doit alors être ramenée au centre fermé. Des subterfuges sont souvent utilisés par la police pour faciliter l’expulsion et éviter que les passagers d’une ligne commerciale s’y opposent. Il peut s’agir de faire monter la personne dans un avion qui ne fait qu’une escale, la cacher des autres passagers, lui mettre un bloc de mousse dans la bouche pour éviter que la personne n’alerte les autres passagers. Ce dernier exemple, récurrent, est contraire aux normes établies par le Comité de Prévention contre la Torture.

 

“ Lors d’une expulsion pour laquelle je m’étais déplacée à l’aéroport, les agents qui savaient qu’on était là, ont fait croire à la personne que tout se passait normalement puis au dernier moment, ils l’ont mise à l’arrière de l’avion, dans le cagibi des hôtesses avec un bloc en mousse dans la bouche pour l’empêcher de crier ”

France Arets, CRACPE 

 

Lors de la troisième tentative, la personne est dans ce cas-là escortée jusque dans l’avion. C’est l’Office des Etrangers qui transmet à la police des éléments sur la personne à partir desquels la police déterminera le degré d’entrave et le nombre d’escorteurs, le degré d’entrave étant souvent lié au nombre de tentatives d’expulsion qui ont échoué. Et à chaque nouvelle tentative, la violence de l’expulsion augmente encore. L’ultime tentative est le départ de la personne via un « vol sécurisé ». Dans ce cas-là, l’Office des étrangers constitue des groupes de personnes de même nationalité. Les escorteurs sont alors plus nombreux que les personnes expulsées.

L’assassinat de Sémira Adamu

 

Le 22 septembre 1998, lors de la sixième tentative d’expulsion de Semira Adamu, une jeune femme d’origine nigériane, ce sont neuf gendarmes qui ont été déployés pour l’escorter. Semira avaient introduit, en mars 1998, une demande d’asile motivée par la fuite d’un mariage forcé avec un homme polygame de 65 ans. Dès son arrivée en Belgique, elle avait été enfermée au centre fermé 127bis, en vue de son expulsion. Sa demande de protection ayant par la suite été refusée par la Belgique, les autorités ont ordonné son expulsion. Semira Adamu s’est opposée à son expulsion vers le Nigéria où elle craignait d’être assassinée si elle y retournait. En juillet 1998, après trois tentatives avortées, ce sont six policiers et deux gardes de la sécurité de la Sabena qui ont été déployés pour escorter Semira Adamu dans l’avion. Huit hommes contre une femme, seule. Semira ne s’est pas laissée faire. Les passagers dans l’avion se sont alors révoltés, une bagarre a éclaté, et la tentative d’expulsion a échoué. Pour la faire taire, les gendarmes lui ont plaqué un coussin sur la bouche, asphyxiant la jeune femme qui décèdera quelques heures plus tard à l’hôpital Saint-Luc. Suite au décès de Semira, la technique dite « du coussin » a été interdite. D’autres techniques très coercitives sont par contre toujours utilisées, comme celle du “saucissonnage” ou du bloc en mousse dans la bouche.

 

« Ils ont essayé de m’expulser quatre fois. La première fois, ils ne m’ont pas forcée. Ils m’ont emmenée à l’aéroport. Là, ils m’ont demandé si j’acceptais l’expulsion. J’ai dit non et ils m’ont ramenée au centre. La deuxième fois, ça s’est passé de la même manière, mais ils m’ont prévenue que, la fois suivante, ils seraient plus durs. La troisième fois, ils m’ont préparée pour aller à l’aéroport et puis, en dernière minute, nous ne sommes pas partis. Ils m’ont dit qu’ils avaient oublié de réserver ma place sur le vol. Je suppose qu’ils avaient plutôt peur des manifestations de soutien qui étaient organisées pour moi. La quatrième fois, ça a été terrible. J’ai été réveillée à 6h30 par une employée qui m’a annoncé que je devais retourner dans mon pays et que j’avais 20 minutes pour emballer mes affaires. Je n’ai même pas eu le temps de prendre une douche et j’ai oublié quelques affaires dans la précipitation. Finalement, j’ai été prête, ils m’ont escortée jusqu’à la porte d’entrée et ils m’ont fait monter dans le fourgon pour l’aéroport. À l’arrivée, ils m’ont attaché les bras à deux endroits et aussi les jambes. Puis, ils m’ont enfermée dans une cellule d’isolement, j’y suis restée de 7h à 10h30. Ils sont venus me chercher. On est allés à l’avant de l’avion et on y est restés jusqu’à 11h15, quand ils m’ont fait embarquer. Une fois à l’intérieur, j’ai commencé à crier et à pleurer. Huit hommes se sont rassemblés autour de moi, deux gardes de la sécurité e la Sabena et six policiers. Les deux gardes de la Sabena m’ont forcée : ils poussaient partout sur mon corps et l’un d’eux pressait un oreiller sur mon visage. Il a presque réussi à m’étouffer. En fait, ces deux gardes devaient m’escorter jusqu’à Lomé. Puis, les passagers sont intervenus et ils ont dit qu’ils allaient sortir de l’avion si on ne me libérait pas. (…) Après quelques temps, ils m’ont renvoyée au centre et ils m’ont encore placée en cellule d’isolement. (…) Je ne sais pas quand ils vont encore essayer de m’expulser. Ils ne nous disent plus quand ça va arriver. Ils viennent juste vous réveiller quelques minutes avant de partir. Mais on sent quand une expulsion va avoir lieu. On le sent et on se sent mal, très malheureux. Dans ces moments-là, on sent vraiment qu’on est prisonnier. »

Extrait du texte écrit par Semira Adamu peu avant la tentative d’expulsion qui lui sera fatale. Ce récit a été publié dans l’ouvrage Les barbelés de la honte réalisé par Marco Carbocci, Tom Nisse et Laurence Van Paeschen, en 1998.

Troisième partie

Un système sans garde-fou?

Depuis la décision de mise en centre fermé jusqu’à l’expulsion, la procédure d’enfermement est entièrement gérée par des employés de l’Office des étrangers. La détention se fait ainsi sur base d’une décision émanant d’une administration - on parle de détention administrative - et non d’une instance juridique. La part d’arbitraire et l’important pouvoir confiés à l’Office des étrangers sont souvent dénoncés par la société civile.

 

« L’office des étrangers a un gros pouvoir. Les agents font plus ou moins tout ce qu’ils veulent car il n’y a aucune instance pour contrôler qui ils arrêtent, qui ils mettent en centre fermé, à qui ils donnent un ordre de quitter le territoire. L’office des étrangers, on l’appelle l’Etat dans l’Etat »

Evelyne, militante au sein du collectif Getting the voice Out

 

Un autre problème mis en évidence par les associations de défense des personnes en exil est le degré de latitude laissé aux agents de police qui contrôlent les arrivées à la frontière belge. En principe, la loi ne prévoit pas que les personnes arrêtées sans les documents requis à la frontière soient automatiquement envoyées en centre fermé. Et une décision de refoulement ne devrait être prise qu’après que le CGRA ait refusé ou déclaré irrecevable la demande. Un demandeur de protection internationale ne devrait donc pas recevoir une décision de refoulement avant que l’instance d’asile ait pris position. D’autant plus qu’à ce stade, l’étranger n’a encore pas reçu d’information complète sur sa situation, informations qu’il ne reçoit qu’une fois en centre fermé. Dans la pratique pourtant, les personnes arrêtées aux frontières dans les aéroports sont systématiquement envoyées en centre fermé, alors même que le risque de fuite de la personne n’a pas été examiné. Comme l’organisation belge NANSEN, spécialisée en droit des réfugiés et droits de l'homme (https://nansen-refugee.be), le documente dans ses constats pratiques, de nombreux étrangers se présentant à la frontière ne comprennent pas pourquoi ils sont arrêtés. Ils ne comprennent pas non plus la teneur des documents qu’on leur demande de signer, ni la raison de leur détention en centre fermé. Pourtant, cette étape devant les garde-frontières est cruciale puisque c’est sur base du rapport qui sera rédigé à la suite de cette arrestation et envoyé à l’Office des étrangers, qu’une décision de refoulement sera prise.

Des délais de détention sans fin

 

En principe, la loi prévoit deux mois de détention dans un premier temps. Une prolongation de deux mois est possible. Une prolongation supplémentaire d’un mois peut être décidée, mais uniquement par le Ministre. Au bout de cinq mois, l’étranger doit être libéré. Toutefois, si l’Office des étrangers estime que la sauvegarde de l’ordre public l’exige, la détention peut aller jusqu’à huit mois. Souvent, les personnes sont libérées à la fin de ces délais. Cependant, les compteurs sont remis à zéro à chaque nouvelle décision de détention. C’est le cas notamment lorsque la personne s’est opposée à son éloignement/refoulement, ainsi qu’à chaque changement de titre de détention (ex: séjour illégal puis demande d’asile). Par conséquent, la détention ne connaît pas de limite dans le temps. La seule limite est celle fixée par la directive de retour qui prescrit un maximum de 18 mois (https://www.cire.be/wp-content/uploads/2016/02/20160120-kit-transit.pdf).

 

Un système de plainte défaillant

 

Il n’existe actuellement en Belgique aucun mécanisme de contrôle des centres fermés. Si la Belgique a signé en 2005 le Protocole facultatif de la Convention des Nations Unies contre la Torture (OPCAT), le document n’a cependant pas encore été ratifié. Ainsi, aucune garantie n’est ainsi apportée en Belgique quant à l’indépendance des institutions chargées du contrôle des lieux de privation de liberté. C’est un problème en particulier concernant les centres fermés qui sont des lieux de détention administrative, sans contrôle judiciaire.

En ce qui concerne le système de plainte, celui-ci prévoit deux systèmes. Soit la personne introduit une plainte auprès de la Commission des plaintes (par mail ou via le directeur du centre), soit elle introduit la plainte directement auprès du directeur du centre. Dans le premier cas, un détenu devra envoyer un mail à la commission des plaintes ou passer par la direction du centre fermé, ce qui a certainement un effet dissuasif sur les détenus. Dans le deuxième cas, il devra directement s’entretenir avec le directeur du centre. De manière générale, les détenus craignent qu’une plainte entrave une issue positive à leur détention, aggrave leurs conditions de détention ou accélère la procédure d’expulsion. Ce qui constitue un premier frein au dépôt de plainte. Lorsqu’une plainte est effectivement déposée auprès de la Commission des plaintes ou du directeur, c’est très compliqué d’observer un suivi approprié. Pour la Commission des plaintes, les délais de traitement sont en effet très longs, les personnes détenues ayant porté plainte étant difficiles à contacter une fois qu’elles sont sorties du centre fermé (a fortiori lorsqu’elles ont été expulsées vers leur pays d’origine), il y a souvent une perte d'intérêt de la plainte.  Par ailleurs, la Commission des plaintes affiche peu de transparence au cours de la procédure. Pour les plaintes auprès des directeurs des centres, aucune vision n’est possible (les rapports annuels peuvent les indiquer mais chacun à sa méthode et ceux-ci ne sont pas publics).

Lors du premier confinement en 2020, Myria a enregistré une recrudescence des tensions dans les centres et des témoignages faisant échos de plaintes, pourtant seulement deux plaintes ont été enregistrées entre les mois de mars et juillet.

 

« On a fortement critiqué le manque de transparence dans le système de plainte. Chez Myria, on reçoit un courrier de la Commission des plaintes pour chaque plainte introduite. Dans celui-ci, on a le sujet de la plainte, la décision que le secrétariat ou que la commission a prise mais ça reste très basique, on a finalement accès à très peu de choses en termes de contenu alors qu’on est censés être l’institution qui a un accès à ça justement. Puis souvent ce que les autorités disent c’est qu’il n’y a pas beaucoup de plaintes qui sont introduites et que donc la situation dans les centres est bonne. Mais le faible nombre de plainte peut aussi montrer que le mécanisme n’est peut-être pas assez accessible pour les personnes qui aimeraient introduire une plainte. Lors de nos visites en centre pendant le confinement, quand on expliquait aux personnes dans les centres qu’elles pouvaient introduire une plainte à la commission des plaintes, elles n’étaient pas à l’aise avec cette idée »

Carolina Grafé, juriste chez Myria

 

Droits de visite trop peu exploités

 

En Belgique, un droit de visite dans les centres fermés est prévu par la loi. Ainsi l’Offices des étrangers offrent une accréditation à certaines institutions, comme Myria et à des ONG (JRS pour Caricole, Bruges et Merksplas, Caritas pour Holsbeek et 127bis, Point d’appui pour Vottem) qui ont alors l’autorisation de se rendre dans les centres pour rencontrer les personnes détenues. Les Parlementaires bénéficient également de ce droit de visite prévu dans la loi.

Ce droit de visite est cependant critiqué à différents égards. D’abord, parce que si les membres accrédités sont peuvent en théorie se rendre quand ils le souhaitent dans les centres, en pratique, ce n’est pas toujours le cas. Par exemple, Myria doit prévenir l’Office des étrangers et la direction des centres avant une visite. Ajoutons que s’il est généralement respecté par l’Office des étrangers, le droit de visite n’est pas forcément utilisé par ceux qui peuvent y prétendre, souvent par manque de temps, d’intérêt, ou de moyens humains. Ainsi, les Parlementaires effectuent rarement des visites dans les centres fermés, Myria, pour sa part, n’a pas l’opportunité de se rendre dans tous les centres fermés du pays de manière régulière. Les membres du groupe Transit sont souvent des associations avec peu de moyens qui peinent à répondre à toutes les sollicitations des détenu·e·s. Rares sont en fait les ONG qui font la demande de ce droit de visite car elles savent qu’elles n’ont pas les moyens d’assumer cette charge de travail. Par ailleurs, pendant le confinement imposé suite à la crise du Covid-19, les Parlementaires se sont vus refuser leur droit de visite, pour des raisons sanitaires. Pendant cette période pourtant, de nombreux·se·s détenu·e·s se sont plaints de leurs conditions de détention.

 

« Le contrôle est très flou. Certes, on a le droit de rentrer dans les centres mais on dépend de l’Office des étrangers qui nous accréditent. En prison, ce sont des commissaires indépendants qui contrôlent par exemple… Puis nous ne sommes pas assez de contrôleurs, mon collègue et moi, nous sommes les seuls représentants citoyens qui pouvons accéder à l’intérieur, aux chambres, aux cachots et le cachot encore difficilement. C’est un boulot très très lourd, très peu efficace en termes de réussite. On se retrouve face à des procédures lourdes et des personnes qui risquent de se faire expulser pour rien, c’est dur, et ça prend énormément de temps, les associations n’ont donc pas nécessairement des travailleurs à affecter à ce travail ».

Amélie Feyes, travailleuse à l’asbl Points d'appui, et visiteuse accréditée par l’Office des étrangers.

 

Contrôle des expulsions sans transparence

 

Pour ce qui est du contrôle des expulsions, l'AIG, inspection générale des services de police est habilitée à contrôler chaque retour forcé. Dans la pratique, toutefois, elle ne procède à un contrôle que dans des cas déterminés. En fonction des moyens humains et budgétaires, mais aussi du risque d'incidents, l'AIG décide soit de ne pas contrôler, soit de procéder à un contrôle partiel, soit d'effectuer un contrôle complet (les contrôles sont annoncés ou non). Cependant, une priorité est donnée aux éloignements qui présentent un risque d’incident. Une analyse est à chaque fois réalisée par l’AIG mais en général les éloignements avec escorte sont ceux pour lesquels l’AIG donnera une priorité. Dans son Myriadoc détention 2018, Myria a compilé les chiffres des rapports annuels de l’AIG 2013-2017. On y voit qu’en 2017, l’AIG a effectué 92 contrôles à l’aéroport de Zaventem pour 7.901 tentatives d’éloignement dont 1.475 avec escorte. Depuis 2013, il s’agit d’une diminution de 41% des contrôles effectués par l’AIG. Pour l’aéroport de Gosselies, l’AIG a effectué 10 contrôles sur 746 tentatives d’éloignements en 2018 (7 avec escortes et 739 sans escorte). À ce sujet, Myria a publié un commentaire : « Myria reconnait la difficulté du travail de l’AIG et souligne l’engagement des personnes qui y travaillent. Mais Myria pointe aussi depuis de nombreuses années, le manque de moyens, d’effectifs et d’indépendance de l’AIG pour mener à bien ses missions. L’absence de publicité de ses rapports pose également question quant à la transparence : le déroulement chronologique de chaque tentative d’éloignement contrôlée mais aussi les informations annuelles sur le nombre de contrôles effectués, le nombre de retours forcés, les moyens de contrainte utilisés, les atteintes à l’intégrité physique (d’un étranger ou d’un membre de la police), un aperçu des plaintes enregistrées. Ces informations sont d’intérêt public. Depuis 2014, Myria a tenté, dans le cadre de sa mission légale de veiller au respect des droits fondamentaux des étrangers, d’obtenir copie des rapports de l’AIG sans succès, se confrontant à un refus du Ministre de l’Intérieur et ce, malgré le droit inscrit explicitement dans sa loi organique d’accéder à ce type d’informations”. (https://www.myria.be/fr/evolutions/opinie-transparantie-is-de-prijs-van-recht-en-efficientie).

Après de nombreuses tentatives pour obtenir une copie des rapports de l’AIG et un refus du Ministre de l’Intérieur, il aura finalement fallu à Myria un arrêt du Conseil d’Etat sur la publicité de ces documents, pour recevoir, depuis 2017, copies des rapports annuels et de contrôle de l’AIG…

Quatrième partie

À quoi servent les centres fermés?

La fonction du centre fermé serait limpide : trier les personnes migrantes, entre les légales et les illégales et renvoyer ces dernières dans leur pays d’origine ou les éloigner dans le pays européen responsable de leur demande d’asile. Mais au vu du coût gigantesque de cette mécanique et de son inefficacité en termes de chiffres (personnes effectivement expulsées) on peut se permettre de douter du but recherché par les autorités.

En 2018, Monsieur Francken, alors Secrétaire d’Etat à l’asile et à la migration, annonçait fièrement, via un tweet, que le budget alloué aux expulsions avait augmenté de 35% entre 2014 à 2017, pour atteindre 85 millions d'euros. Ce montant comprend le fonctionnement des centres, les coûts liés aux expulsions effectives et empêchées, les salaires des employés qui travaillent à l’Office des étrangers, celui des gardiens, des assistants sociaux, du personnel médical dans les centres fermés, mais aussi des escorteurs. En 2018, le gouvernement Michel prévoyait la création de 300 places supplémentaires en centre fermé. C’est l’augmentation du nombre d’expulsions qui permettrait de justifier cet énorme investissement financier. En 2020, la détention d’une personne en centre fermé coûtait 202 euros par jour.

 

20% de retours effectifs

 

Si l’on regarde les principaux chiffres sur le retour, la détention et l’éloignement des étrangers entre 2016 et 2018, on constate deux tendances générales opposées. D’une part, une augmentation du nombre d’arrestations administratives d’étrangers (+25%), ainsi que le nombre d’arrestations administratives dans le cadre de la migration de transit (+30%) et du nombre de premières détentions en centre fermé (+ 29%). D’autre part, une diminution générale du nombre de décisions de retour (-27%), de rapatriements (-14%) et de retours volontaires assistés (-33%). Les chiffres de 2017 et de 2018 montrent qu’environ 20% seulement des personnes ayant reçu un ordre de quitter le territoire l’ont effectivement quitté (à l’échelle européenne, le taux de retours effectifs s’élève lui à 36,6 %). Par ailleurs, près d’un quart des rapatriements opérés par l’Office des étrangers sont en fait des transferts “Dublin” vers des pays européens, principalement la Grèce ou l’Italie qui concernent souvent des migrant.e.s en transit provenant de pays tels que le Soudan ou l’Erythrée[1]. Quant aux retours vers les pays d’origine, il s’agit la plupart du temps de pays qui ne sont pas très éloignés, comme l’Albanie, et à partir desquels les candidats à l’asile n’hésitent pas à entamer le voyage à nouveau, après avoir été rapatrié.e.s. Enfin, comme le souligne Mathieu Bietlot, philosophe et politologue belge, dans la plupart des cas, les personnes sont libérées des centres “soit parce que la demande d’accès au territoire a été approuvée ou que la détention était injustifiée, soit parce que l’éloignement n’a pas pu être effectué dans le délai légal”. Ainsi la majorité des personnes incarcérées le seraient de manière inutile ou abusive.

Ces différents constats nous amènent à affirmer que malgré les coûts gigantesques qu’ils engendrent, les centres fermés se révèlent très inefficaces en termes de retour. Par ailleurs, les organisations de défense des droits humains et des personnes migrantes, telles que le CIRE (coordination et initiatives pour réfugiés et étrangers) dénoncent une politique d’éloignement belge, qui est “inefficace et coûteuse”, et “un non-sens au niveau financier ainsi que celui des droits humains”.

Dès lors, nous souhaitons, dans cette analyse, poser la question : si ce n’est pour renvoyer « efficacement » les personnes sans droit de séjour vers leurs pays d’origine, à quoi servent les centres fermés au fond ?

 

Renforcer la clandestinité

 

Une autre fonction affichée des centres fermés serait de limiter les flux de migration illégaux et, par ce biais, de lutter contre la clandestinité et la criminalité. Cependant, il est clair, pour nous, que cet objectif relève d’un mélange de mauvaise foi et de méconnaissance des situations des pays d'origine des personnes migrantes. En effet, malgré la présence de mécanismes d’expulsion et de répression, des personnes migrantes continueront d’arriver sur le territoire belge de manière illégale parce les raisons qui les poussent à migrer (les oppressions dont elles sont victimes dans leur pays d’origine, la pauvreté extrême causée par un ordre mondial déséquilibré, des guerres destructrices, etc.) ne sont précisément pas résolues sous l’impulsion de ces mécanismes, et que ces personnes ne disposent d’aucune option légale pour arriver en Belgique ou en Europe. Ensuite, les politiques de répression contribuent à mettre les personnes dans des situations extrêmement précaires, favorisant les réseaux illégaux et criminels profitant de ces dernières. Une grande partie des personnes placées en centre fermé sont en effet relâchées (car il n’y a pas eu d’accord avec le pays ou que le délai d’enfermement est dépassé) sans pourtant avoir l’autorisation de rester sur le territoire. Elles sont ainsi condamnées à se débrouiller, n’ayant accès à aucuns droits, forcées à avoir recours à des solutions clandestines. Dans ce sens, les centres fermés produisent eux-mêmes ce contre quoi ils prétendent lutter, la clandestinité et pourtant, plutôt qu’une remise en cause de leur utilité, les dirigeant.e.s mettent en œuvre des politiques qui visent à leur renforcement.

 

« Les objectifs affichés ne seraient par conséquent pas forcément les principaux, et pourraient même, dans certains cas, n’être que des leurres derrière lesquels se cacherait la véritable fonction des camps, purement idéologique et symbolique »

Mathieu Bietlot, philosophe et politologue en éducation permanente

 

Gouverner par la peur

 

Dès lors, nous affirmons que les centres fermés constituent un outil que les responsables politiques utilisent pour gérer la migration, en jouant sur la fibre sécuritaire, en présentant celle-ci comme un problème et une menace pour notre territoire et les gens qui y vivent. Et toute la logique carcérale des centres fermés (voir épisode 2) renforce le caractère dangereux prêtés aux personnes migrantes, contribuant ainsi à lier la criminalité et la migration entre eux, comme si ce rapprochement allait de soi. L’enfermement des personnes migrantes est ainsi l’un des principaux maillons d’une stratégie de gouvernement plus large utilisant la peur et le racisme comme éléments fondamentaux.

Les centres fermés participent à construire une perception menaçante de la migration et des personnes migrantes auprès de la population nationale. Ce faisant, l’existence des centres fermés est alors, dans le même temps, justifiée puisqu’ils sont censés contrer la menace qu’ils créent. L’état est ainsi légitimé auprès de sa population nationale, car il est celui qui la protège des individus dangereux qui pourraient mettre à mal leur sécurité.

 

“En plaçant tous les indésirables derrière quelques murs, l’Etat belge s’affiche comme le garant de l’ordre public. Plus il criminalise l’exilé, l’illégal, le sans-papier, plus il en ressort fortifié. Plus il renforce cette politique d’asile restrictive, plus il donne l’illusion d’offrir la protection aux siens. Plus il donne à voix un visage infaillible (donc souverain), plus l’Etat se prétend civilisé”

“Les mots et les murs”, Hugues Dorzée et Jean-François Tefnin

 

 A travers la politique de l’enfermement des personnes migrantes se joue ainsi des enjeux fondamentaux pour l'État-nation et ses gouvernements actuels. D’abord, la classique stratégie des “boucs-émissaires”, renforcée par la rhétorique raciste, permet à l’Etat de détourner l’attention de la population des réels enjeux de société. Est ainsi brandie la politique stricte envers la migration comme un accomplissement de l’Etat, comme pour cacher ce qui n’est pas pris en charge. L’ennemi serait extérieur, étranger. Il faudrait s’en protéger, et c’est bien ce que l’Etat accomplit. Au lieu de se tourner vers une critique des problèmes sociaux actuels, la population tend alors à se tourner vers la désignation d’étranger.ère.s coupables de tous les maux. Ensuite, la désignation d’un “autre, étranger” permet ainsi le renouvellement d’une cohésion nationale autour d’un récit imaginé de la nation et de son identité, alors même que le modèle de l’Etat-Nation est en perte de vitesse au sein de la société mondialisée. La désignation des personnes migrantes comme dangereuses et nocives est facilitée par la rhétorique raciste. Cette dernière permet la justification de l’oppression de certain.e.s et la mise en valeur d’autres, rassuré.e.s de faire partie des “mieux”.

 

« Pour moi les centres fermés participent à la répression générale des indésirables, que ce soit les personnes sans-papier, des demandeurs d’asile, des enfermements psychiatriques, des prisons où beaucoup n’ont pas leur place. On enferme tous ceux qui dérangent »

Evelyne, militante au sein du collectif Getting the voice Out

 

La société néolibérale et l’avènement de la mondialisation ont fait perdre à l’Etat-nation de sa toute puissance et de sa souveraineté. Ainsi, alors que l’Etat perd son supposé rôle social auprès de la population, “il se rabat avec d’autant plus de fermeté sur les individus les plus vulnérables et autour de ses fonctions policières de gestion du territoire et des populations ou de maintien de l’ordre public” . Selon le sociologue Loïc Wacquant, l’Etat pénal “est l’indispensable vecteur du néo-libéralisme dans la mesure où l’Etat s’appuie sur la pénalisation comme technique de gestion de la pauvreté urbaine et de la marginalité sociale galopante qu’il génère dès lors qu’il dérégule l’économie et racornit la protection sociale.” Les personnes migrantes sont ainsi traitées comme les problèmes, plutôt que de voir en leur situation le symptôme d’une société malade structurellement.

 

Une main d’œuvre bon marché

 

Nous soutenons également que tout en menant une politique répressive envers les personnes migrantes à des fins de gouvernance par la peur, l’Etat, fabrique une réserve de personnes sans-papiers, et participe ainsi à la fabrication d’une main d’œuvre bon marché et malléable. L’anthropologue Emmanuel Terray utilise le terme de “délocalisation sur place” pour parler de la main d’œuvre de personnes sans-papier sur le territoire européen. Celle-ci sont principalement actives dans des secteurs tels que la construction, la restauration, la confection, les services à la personne et l’agriculture, qui ne peuvent avoir recours à la délocalisation telle qu’elle a actuellement lieu au sein de la société marchande globalisée. En Belgique, on estime qu’il y a actuellement 150.000 personnes sans-papiers en Belgique.

L’État, en maintenant les personnes sans-papier dans la clandestinité, permet de créer les conditions de travail précaires qui ont lieu dans les pays dits en développement, où ont habituellement lieu les délocalisations. Privés de droits, les personnes sans-papiers n’ont d’autre choix que d’accepter des salaires bas, des horaires de travail illimités et/ou des conditions de travail précaires voire dangereuses. Ainsi, l’immigration illégale serait en réalité utile à l’économie du pays.

 

“La politique de contrôle migratoire “doit être suffisamment répressive pour assurer la précarité et la vulnérabilité des sans-papiers et à la fois suffisamment indulgente pour que des migrants continuent de venir fournir le marché du travail clandestin.”

Mathieu Bietlot, philosophe et politologue en éducation permanente

 

Discipliner les corps étrangers

 

Comme déjà développé dans la deuxième partie de cette analyse, le passage en centre fermé a des impacts énormes sur les personnes qui y séjournent, l’enfermement réduisant les personnes à de simples corps, qu’il faut surveiller et contrôler. Les êtres humains sont transformés en dossiers administratifs à traiter. Les différentes pratiques de contrôle, surveillance et discipline utilisées lors du séjour en centre fermé modifient ainsi les perceptions que les personnes ont d’elles-mêmes, transformant par la même occasion leur comportement à leur sortie. Nous soutenons alors que l’environnement pénal et carcéral des centres fermés (enfermement, menottes, surveillance, fouilles, arrestation...) participe d’abord à faire de la personne migrante un ou une criminel.le dans le regard du et de la “bon.ne citoyen.ne”, et qu’il a également un impact sur la personne migrante elle-même, qui intègre alors ce statut imposé au sein de la société “d’accueil”. Le passage en centre fermé, mais aussi leur existence, fait peser une menace constante sur les épaules des personnes sans-papiers. Cette peur de l’arrestation, de l’enfermement et de l’expulsion les amène ainsi à moduler leur comportement et leurs pratiques au quotidien. Certain.e.s vont alors éviter autant que possible d’être dans l’espace public, et/ou se faire le plus discret.e et invisible possible au sein de ce dernier. Leur vie quotidienne est ainsi “une tentative permanente d’échapper au contrôle policier”. Les centre fermés imposent ainsi aux personnes migrantes à se discipliner et à se mettre au pas, muselé.e.s par la menace constante. Les personnes sans-papiers font ainsi partie de ces invisibles, indispensables pourtant au fonctionnement néo-libéral. Construire le rêve des un.e.s passe par le cauchemar des autres.

Luttons contre les camps de la honte !

 

Le master plan mis au point par Monsieur Francken vise à atteindre 1.100 places en 2022. Le centre fermé d’Holsbeek a ouvert en 2019. Le gouvernement Vivaldi tout en prétendant vouloir assurer une politique migratoire “humaine et juste”, a maintenu la planification de deux nouveaux centres fermés. Nous sommes ainsi 32 ans après la construction du premier centre fermé Belge. 32 ans d’enfermement. De maltraitance. De menace. D’abus des droits humains. De mort. De peur. 32 ans d’une politique qui ne fait rien que de détruire des corps et des esprits. Qui ne fait rien que diviser.

La Belgique n’est pas seule dans ce projet. Les camps d’enfermement existent partout en Europe. Les centres fermés ont des fonctions. L’expulsion n’en n’est pas sa principale. Les centres fermés, en en enfermant certain.e.s, en rassurent d’autres. Les centres fermés nous font croire qu’il s’agit d’avoir peur. Les centres fermés fabriquent des corps perdants. Les centres fermés coûtent. Ils coûtent à l’Etat, ils coûtent aux citoyen.ne.s, ils coûtent à ceux et celles qui y sont enfermé.e.s, ils coûtent à ceux et celles qui ont peur de s’y retrouver. Les centres fermés rapportent aussi. Aux sociétés de surveillance qui tirent profit de ce système. Aux passeurs dont les profits juteux sont assurés par les conditions précaires dans lesquelles se retrouvent les personnes désirant migrer.

“Les politiques de lutte contre l’immigration (clandestine) engendrent les réseaux migratoires (clandestins) tout comme les politiques sécuritaires génèrent le sentiment d’insécurité voire l’insécurité réelle (...). Le capitalisme mondial intégré produit les surnuméraires qu’il doit ensuite contrôler et contenir, ou les angoisses de la population auxquelles il doit répondre par une politique sécuritaire.”  

Les centres fermés ne sont PAS nécessaires. Ils ne sont PAS efficaces. Ils ne sont PAS juste. Luttons contre les camps de la honte. Luttons pour le respect des individualités humaines, d’où qu’elles viennent et quelles que soient leurs histoires.

[1] Les rapatriements vers ces pays sont très rares (Soudan) ou ne peuvent être effectués (Erythrée) au vu de leur situation politique ou parce qu’il n’y a pas d’accord avec les gouvernements.