Régulariser, c’est humain et juste

Régulariser, c'est humain et juste

Mercredi 18 décembre, nous manifestions avec d'autres associations et citoyen·ne·s : une première action pour une nouvelle campagne de régularisation des personnes sans-papiers.
Retour sur la mobilisation, l'urgence de la question, et ses différentes approches.

Manifester, 10 ans après

18 décembre 2019. À quelques jours près, cela fait 10 ans que se clôturait la dernière campagne de régularisation dite “massive”1 des personnes sans-papiers. Alors que des mobilisations ont lieu simultanément dans plusieurs villes du pays, nous sommes environ 300 personnes à nous rassembler Place Saint-Paul à Liège pour appeler à une campagne de régularisation. Après quelques prises de parole, le cortège mené par la Voix des Sans-Papiers de Liège prend la direction de l’Hôtel de ville en vue de rencontrer le bourgmestre, Willy Demeyer.

À l’appel de la Coordination des Sans-papiers de Belgique, de la Plateforme de concertation du Ciré et du Collectif liégeois de soutien aux sans-papiers, cette mobilisation a pour objectif de soumettre une motion à la Ville de Liège afin de faire remonter 5 revendications au niveau fédéral :

  • La dépénalisation du séjour irrégulier
  • La régularisation des Sans-papiers
  • L'élargissement des voies légales d'accès au séjour
  • La fin du Règlement de Dublin III
  • La fermeture des centres fermés et l'arrêt des expulsions

Ces cinq revendications, dont la version complète est disponible ici, ont déjà été énoncées aux partis politiques lors de la campagne électorale de mai 2019.

Lundi 3 février se déroule le premier conseil communal de l’année. Dès 17h30, 250 personnes se réunissent à nouveau derrière l’hôtel de ville pour soutenir le vote de la motion de régularisation. Le rassemblement débute par une diffusion de témoignage de personnes sans-papiers, réalisés dans le cadre du projet Places communes de l’asbl Peuple et culture. La mobilisation s’est poursuivie par un concert du groupe Xamanek et différentes prises de paroles de France Arets, du Comité de Soutien à la Voix des Sans-Papiers de Liège,  et de personnes sans-papiers de Liège et de Bruxelles. Une grande partie des manifestant·e·s est ensuite entrée dans l’hôtel de ville afin de marquer son soutien de la motion.

L’ensemble du conseil communal a voté en faveur de la motion, à l’exception des libéraux qui se sont abstenus (ou qui préféraient attendre dans le couloir le temps du vote…). L’adoption de cette motion semble un petit pas, vu l’urgence de la situation, mais c’est déjà une première victoire pour affirmer une revendication générale : l’obtention d’une campagne de régularisation sur des critères clairs appliqués par une commission permanente indépendante de l’Office des Étrangers. Pour comprendre les enjeux de ces deux aspects, il faut faire un bref retour historique.

Contexte : pérenniser l'arbitraire

Loi du 15 décembre 1980 : l'exceptionnel et l'arbitraire

Au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, l’État belge est en recherche de force de travail pour son secteur industriel et développe une politique utilitariste d’immigration en recrutant des travailleurs italiens, turcs et marocains. Mise en place à travers de nombreuses conventions bilatérales avec d’autres pays, cette politique d’importation de main d’œuvre étrangère s’intensifie durant les années 1960, en raison d’une demande croissante, et perdure jusqu’au début des années 19702. Principalement en raison du choc pétrolier et de l’augmentation du chômage, l’État met fin à cette politique de migration économique en 1974. Des milliers de personnes sont venues constituer cette main d’œuvre étrangère durant près de 30 ans. Un grand nombre de ces personnes ont construit leur vie en Belgique, mais toutes ne disposent pas d’un titre de séjour en règle. Par l’importante mobilisation des organisations de personnes immigrées et des syndicats, une première opération de régularisation des étranger·es en situation irrégulière est finalement organisée et 7.448 personnes obtiennent un titre de séjour en 1975.

Avec cet arrêt de l’immigration de travail, débute la doctrine de l’immigration-zéro3. Ce n’est que le 15 décembre 1980 qu’est adoptée la “Loi sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers”4, toujours en vigueur aujourd’hui, bien que modifiée à près d’une dizaine de reprises de manière toujours plus restrictive. Dans son article 9 alinéa 3 (devenu depuis l’article 9bis), la loi prévoit la possibilité d’être régularisé·e en raison de “circonstances exceptionnelles” qui empêchent le retour de la personne dans son pays d’origine. Or, ces circonstances exceptionnelles ne sont pas précisées par la loi. Elles sont entièrement laissées au pouvoir d’appréciation discrétionnaire de l’Office des Étrangers. L’interprétation de cette notion diffère donc largement au gré des gouvernements et des politiques menées, de sorte que “l’arbitraire est institué dans la procédure de régularisation”5.

Les campagnes de 1999 et 2009

Au cours des années 1990, un mouvement social grandit autour d’une revendication : l’établissement de critères clairs déterminant la régularisation. En 1998, le meurtre de Semira Adamu par deux policiers belges suscite un important débat médiatique et politique et met en lumière la situation des sans-papiers. Après les élections fédérales de juin 1999, le nouveau gouvernement met en place une série de critères de régularisation dans la loi du 22 décembre de la même année. Problème : les dossiers ne peuvent être introduits que dans les 3 semaines suivant son entrée en vigueur6.

Pour introduire une demande de régularisation, cette loi exige de remplir au moins un des 4 critères suivants7 :

  • avoir fait l'objet d'une procédure d'asile de longue durée
    avoir demandé la reconnaissance de la qualité de réfugié·e sans avoir reçu de décision exécutoire dans un délai de 4 ans (ou de 3 ans pour une famille avec enfant en âge d'école)
  • être dans l'impossibilité de retourner dans son pays d'origine ou dans le pays où l'on a séjourné habituellement avant l'arrivée en Belgique, ou celui dont on a la nationalité pour des raisons indépendantes de sa volonté
  • être victime d'une maladie grave
  • pouvoir faire valoir des circonstances humanitaires et avoir développé des attaches sociales durables dans le pays

En février 2000, les dossiers de plus de 50.000 personnes ont été introduits, dont près de la moitié sont des enfants. Si des critères clairs de régularisation ont effectivement été établis de manière (ultra) temporaire, il va sans dire qu’une part importante des personnes sans-papiers ne les remplissaient pas. Dès la fin de la campagne, on revient à la situation initiale, et la lutte reprend. Des mesures de régularisations spécifiques ont lieu suite aux occupations de l’église Sainte-Croix en 2003 et de l’église Saint-Boniface durant l’hiver 2005-2006.

L’importante mobilisation des personnes sans-papiers durant les années 2000 leur permet finalement d’obtenir un soutien politique8. En mars 2008, est finalisé un accord gouvernemental qui inclut des critères clairs de régularisation. Il donnera notamment lieu à l’adoption de l’instruction du 19 juillet 2009, qui comprend des critères permanents, et deux nouveaux critères temporaires. Cependant, ces derniers ne concernent que les demandes introduites entre le 15 septembre 2009 et le 15 décembre 2009 et s’adressent à deux catégories de personnes. D’une part, celles qui ont fait l’objet d’une longue procédure d’asile et, d’autre part, celles qui sont dans une situation humanitaire urgente. À l’issue de cette nouvelle opération “one shot”, 25 000 personnes obtiennent un titre de séjour9. Ce nombre ne représente à nouveau qu’une fraction de l’ensemble des personnes sans-papiers qui vivent en Belgique. La majorité d’entre elles restent toujours exclues de la procédure.

Depuis 10 ans, tout est au point mort. Malgré les mobilisations fréquentes des Sans-papiers, de leurs comités de soutien, de multiples collectifs, associations et de citoyen·ne·s, des milliers de personnes sont contraintes de vivre clandestinement : sans papiers et sans droits. Or cette situation administrative détermine des conditions de vie caractérisées par la précarité et l’insécurité. Dénuées de droits économiques et de toute protection sociale, les personnes sans-papiers n’ont accès aux ressources matérielles et financières qu’à travers la solidarité et le travail au noir. Hors de toute réglementation, le travail au noir relève dans les faits de l’exploitation, il n’assure aucune protection pour les travailleur·se·s, qui risquent par ailleurs des sanctions. Sans garantie de solvabilité, les seuls logements possibles sont précaires, insalubres et leurs loyers généralement abusifs. Par ailleurs, l’accès aux soins n’est possible qu’à travers l’Aide Médicale Urgente, qui constitue un véritable parcours du combattant administratif. La mobilité est également restreinte. Toute présence dans l’espace public constitue un risque de contrôle, et donc d’arrestation, dont les conséquences peuvent être dramatiques. Enfin, si les personnes sans-papiers ont droit à l’aide juridique gratuite en ce qui concerne leur séjour, ce n’est pas le cas pour tout autre domaine (travail, logement, aide sociale,…). Alors qu’on estime entre 100.000 et 150.000 le nombre de personnes sans-papiers en Belgique10.

Quelles revendications ?

Aujourd'hui les revendications portées par la majorité des collectifs de soutien aux Sans-papiers concernent trois aspects :

1. Déterminer et inscrire dans la loi des critères clairs permettant de mettre fin à l'arbitraire de la procédure.

2. Affecter la gestion des procédures de régularisation à une commission indépendante, afin qu'elle ne soit plus uniquement dans les mains du Secrétaire d'État à l'asile et aux migrations et de l'Office des Étrangers. Cette commission indépendante pourrait rassembler magistrats, ONG et associations de la société civile, à l'instar de la campagne de 199911.

3. Rendre permanente cette Commission de régularisation afin de ne pas organiser une nouvelle opération pansement, ce qu'étaient les campagnes de 1999 et 2009, limitées respectivement à 3 semaines et 3 mois.

Déterminer des motifs d'exclusion ?

Étant donné la place laissée à l’arbitraire dans la procédure de régularisation depuis des décennies, et ses conséquences sur la vie de personnes, il est certain que nous ne pouvons que nous joindre à la revendication d’établir des critères clairs. Sa légitimité est d’autant plus grande que cette revendication émane de personnes sans-papiers et pour elles-mêmes. En ce sens, nous souhaitons être des allié·e·s et apporter notre soutien entier. Cet appel à l’établissement de critères clairs répond d’une approche pragmatique - “ce qu’on peut espérer obtenir”, et on ne peut que se joindre à cela. Cependant, cela ne définit pas notre positionnement pour autant. L’envers de cette revendication est d’appeler à déterminer des critères d’exclusions, et de les légitimer. Dans les faits, cela consiste à déclarer que nous sommes d’accord que certaines personnes sans-papiers ne soient pas légitimes à pouvoir vivre en dehors de la clandestinité en Belgique. Que nous acceptons que, sur bases de “critères clairs”, certaines personnes soient soumises à la crainte continue d’être détenues en centre fermé, déportées dans les pays qu’elles ont quittés, ou soumises ici à des conditions de vie indignes et à la surexploitation capitaliste en dehors de toute réglementation. Est-on d’accord avec ça ? Nous ne rentrerons pas dans les logiques du pouvoir répressif qui consistent à établir une distinction entre de prétendus “bons” et “mauvais” sans-papiers, à hiérarchiser les vies humaines selon les vieilles - mais trop vivaces -  logiques coloniales12.

Les critères déterminés lors des campagnes de 2000 et 2009 ont exclu un grand nombre de personnes. En novembre dernier, certaines d’entre elles ont formé le Collectif victime de la régularisation 2009 afin de dénoncer l’injustice de la dernière campagne : la complexité, la lenteur de la procédure et le manque d’accompagnement administratif. Lorsque la prochaine campagne de régularisation sera organisée, ni elles, ni d’autres ne doivent être oubliées, ou tout simplement exclues.

Enfin, il s’agit en effet de préconiser une forme de vigilance. Les campagnes de régularisations organisées par les gouvernements vont généralement de pair avec l’imposition de nouvelles mesures qui durcissent le régime migratoire. Une fois la campagne terminée, l’obtention d’un titre de séjour devient plus excluante, et les sanctions à l’égard des personnes sans-papiers plus violentes.

La lutte pour la régularisation et pour des conditions de vies dignes est une lutte qui ne s’achèvera ni avec l’obtention de titres de séjour, ni avec l’inscription de critères clairs dans  la loi. Mais uniquement lorsque les lois ne seront plus dictées et imposées par un État qui suit la logique néolibérale, c’est-à-dire qui assure sa survie par la construction de sous-citoyens et perpétue, par là, sa domination sur des anciens sujets colonisés. Entre temps :

Nous appelons à la régularisation collective urgente de toutes les personnes sans-papiers qui en font la demande.

Dans la presse

Notes

  1. Le qualificatif “massif” est problématique pour trois raisons au moins. D’une part, il renvoie à l’idée d’une masse, d’un nombre de personnes trop important pour être géré. Il n’en est rien. D’autre part, seule une partie des personnes sans-papiers remplissaient les conditions strictes pour espérer une régularisation. Enfin, il ne s’agit pas de régularisation collective car chaque dossier est toujours traité au cas par cas.
  2. Les conditions de vie que l'État belge réserve à ces travailleurs se sont révélées infâmes. On ne développera pas ici, mais pour plus d'infos : https://www.vivreenbelgique.be/11-vivre-ensemble/histoire-de-l-immigration-en-belgique-au-regard-des-politiques-menees#auto_anchor_8
  3. Hassan Bousetta, Jean-Michel Lafleur et Marco Martiniello, “Permanence de l’utilitarisme”, in Politique, n° 94, mars-avril 2016, p. 28. Disponible ici
  4. La Loi du 15 décembre 1980 sur l'accès au territoire, le séjour, l'établissement et l'éloignement des étrangers est disponible ici.
  5. Carte blanche : Régularisation de séjour: la violence d'une non politique, Le Vif, 25/04/2019. Disponible ici
  6. Cf. Article 4 de la Loi du 22 décembre 1980 disponible ici.
  7. Issu de : Marie-Belle Hiernaux, État des lieux de la régularisation de séjour, ADDE, décembre 2011, p. 4. Disponible ici.
  8. Marco Martiniello et Andrea Rea, Une brève histoire de l’immigration en Belgique, Fédération Wallonie-Bruxelles, 2012, p. 35.
  9. RTBF.be, “25 000 personnes régularisées depuis l'accord sur les sans-papiers”, 19/07/2011
  10. CIRE, On ne choisit pas de vivre sans papiers, 2019, p.10.
  11. Lors de la campagne de 1999, la Commission indépendante de régularisation était composée de 11 chambres, regroupant des magistrat·e·s, des avocat·e·s et des représentant·e·s d'ONG reconnues et actives dans le domaine des droits humains. La Commission avait pour but de remettre son avis au Ministre, qui prenait la décision de régularisation. Cf. Arrêté royal du 5 janvier 2000, art. 4. Disponible ici.
  12. Brussels Airlines Stop Deportations, “Machine à expulser : Brussels Airlines à la manœuvre”, BALLAST, 5 décembre 2019.

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